Avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur la licéité de l'emploi d'armes nucléaires - Quelques réflexions sur ses points forts et ses points faibles

28-02-1997 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 823, de Manfred Mohr

  Manfred Mohr   , docteur en droit, est professeur de droit international et expert en droit international humanitaire depuis de nombreuses années. Le texte reproduit ici est la version augmentée d'une conférence donnée devant le comité d'experts en droit humanitaire de la Croix-Rouge allemande. Les considérations relatives aux questions de compétence ont été omises.  

La Cour internationale de Justice (CIJ) a finalement rendu, le 8 juillet 1996, son avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires. La procédure avait traîné en longueur depuis le début des audiences publiques, le 30 octobre 1995. À plusieurs reprises, la Cour avait fait savoir qu'elle rendrait son avis à une certaine date, qui avait ensuite été dépassée. Jusqu'à la fin, il était à craindre qu'aucune majorité ne se dégage en faveur de l'illicéité fondamentale de l'emploi d'armes nucléaires. Une telle situation aurait constitué un grave échec pour les initiateurs de cette procédure, comme pour l'évolution du droit international.

     

  Histoire d'un succès des ONG [1 ]

Une campagne internationale intitulée « World Court Project » (projet de cour mondiale) a été lancée par des organisations non gouvernementales (ONG), en mai 1992, à Genève. Les protagonistes en étaient, à l'origine, le très respectable Bureau international de la paix à Genève, l'Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, qui est bien connue, et l 'International Association of Lawyers Against Nuclear Arms (IALANA) , constituée à la fin des années 80. Une dizaine d'autres ONG (internationales), dont Greenpeace International , sont encore venues s'y ajouter plus tard. Ainsi, ce qui au départ ressemblait aux positions sans grand avenir de quelques « pacifistes » irréductibles est devenu en peu de temps un mouvement mondial, englobant de nombreux acteurs non gouvernementaux et gouvernementaux.

C'est là que se manifeste une fois de plus — également en dehors du domaine des droits de l'homme — cette force efficace et mobilisatrice des ONG, de ce que l'on appelle la « société civile ». Le Mouvement international de la Croix-Rouge appartient lui aussi à ce monde « non gouvernemental », malgré l'image particulière qu'il a de lui-même et que lui confèrent les principes de la Croix-Rouge, malgré les circonstances où il se retrouve avec la communauté des États, dans le cadre de la Conférence internationale de la Croix-Rouge, et le statut particulier du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Plus le Mouvement international de la Croix-Rouge se définit comme une entité spécifique au sein de cet univers des ONG, plus tôt il sera en mesure de coopérer avec ces organisations — étant entendu que les principes d'impartialité et de neutralité sont respectés. Ceci est de plus en plus le cas dans le domaine des droits de l'homme (c'est ainsi que la Croix-R ouge allemande fait partie d'un forum d'ONG sur ce thème en République fédérale d'Allemagne), mais aussi dans le secteur du désarmement, et en particulier en ce qui concerne la question des armes nucléaires. Depuis Hiroshima et Nagasaki, la Croix-Rouge internationale a toujours réaffirmé sa position sur ce sujet [2 ] .

Il est, et il reste essentiel que les initiatives lancées par les ONG soient reprises et mises en œuvre par la communauté des États. Dans ce sens, le World Court Project n'a pas seulement été et n'est pas seulement resté — pour reprendre la critique du juge Oda — l'« idée » de quelques ONG [3 ] . Car il est vite apparu que, pour les ONG tout comme pour la communauté des États, le problème des armes nucléaires n'était en aucun cas résolu après la fin de la confrontation Est-Ouest. Il ne s'agit pas seulement ici du danger de la prolifération. L'existence de l'humanité reste menacée par l'arsenal nucléaire qui se trouve entre les mains des cinq « grandes » puissances nucléaires. Il était donc opportun d'établir enfin clairement et une fois pour toutes la nature de ces armes, en se fondant sur une autorité juridique suprême — à savoir, la Cour internationale de Justice.

La principale référence à ce sujet est le droit international humanitaire, qui semble avoir définitivement perdu son caractère « exotique », et jouit d'une grande popularité également en dehors du Mouvement international de la Croix-Rouge, comme en témoignent de nombreuses déclarations des Nations Unies et des institutions européennes. L'horreur de la guerre en Yougoslavie et la création d'un Tribunal pénal international ont certainement beaucoup contribué à cette évolution [4 ] .

La Cour a reçu, dans la procédure en question, le chiffre record de 43 exposés ou commentaires écrits des États — preuve du caractère toujours très actuel de la question. P ar ailleurs, 23 États se sont exprimés dans le cadre de la procédure orale. Sur ce nombre, 14 se sont déclarés pour l'illicéité des armes nucléaires, tandis que les puissances nucléaires et leurs partenaires (les plus proches) se sont prononcés contre [5 ] . La majorité des États opposés aux armes nucléaires, et donc favorables à l'avis consultatif, est constituée des pays en développement. Ceux-ci estiment que l'état d'« apartheid nucléaire » est purement et simplement insupportable. Cette position est également apparue lors des négociations et dans les résultats des conférences relatives au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et au traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Même la pression massive exercée par les puissances nucléaires n'a pas réussi à faire changer ces pays d'avis. En fait, il est même possible que cette pression, qui existait déjà avant l'avis consultatif de la CIJ, ait eu l'effet contraire.

En outre, les positions d'autres États diffèrent, voire se contredisent. C'est le cas notamment de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Alors que cette dernière s'est déclarée en faveur d'une proscription des armes nucléaires par la Cour, en particulier à la suite des essais nucléaires français, l'Australie, elle, a certes plaidé pour l'illicéité totale de ces armes, mais a également souhaité que la Cour de Justice n'entre pas en matière sur ce sujet, en raison du danger — évoqué plus haut — qu'aurait représenté une décision négative.

Nous présenterons maintenant quelques réflexions sur les principales déclarations contenues dans l'avis consultatif de la CIJ. Ces déclarations illustrent des points essentiels de la discussion sur les armes nucléaires [6 ] , mais laissent aussi parfois quelques questions en suspens. La tendance globale fait apparaître un renforcement du parti des opposants aux armes nucléaires, et c'est là un fait déterminant.

     

  Le droit applicable  

La Cour de Justice examine tout d'abord le droit de la personne humaine à la vie, conformément à l'article 6, alinéa 1, du Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques. Mais ce traité est ensuite déclaré non pertinent : la Cour explique que les droits de l'homme s'appliquent également en temps de guerre, et qu'en outre, en vertu de l'article 4 du Pacte, il ne peut, en aucun cas, être dérogé au droit à la vie. Mais elle ajoute que seul le droit international humanitaire — en tant que lex specialis — peut décider si une mort représente ou non une privation « arbitraire » de la vie [7 ] .

La CIJ n'entre pas en matière sur la célèbre remarque générale 14/23 du Comité des droits de l'homme chargé d'étudier l'application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans ce texte, le Comité avait qualifié la fabrication, la mise à l'essai et la possession d'armes nucléaires comme l'une des plus grandes menaces pour le droit à la vie. Il avait demandé de les interdire, tout comme l'emploi d'armes nucléaires, et de les considérer comme un crime contre l'humanité [8 ] La Cour aurait dû examiner plus en détail cette relation entre la problématique des armes nucléaires — dans le sens de leur proscription générale, mais aussi de l'interdiction concrète de les employer — et le droit de la personne humaine à la vie. Nous avons ici des effets parallèles et un renforcement réciproque : l'emploi d'armes nucléaires porte atteinte à la fois au droit à la vie et au droit international humanitaire. Comme dans d'autres contextes, le droit international humanitaire et les droits de l'homme se recoupent.

Après avoir déclaré que l'interdiction du génocide s'applique dans certains cas spécifiques (intention d'anéantir un groupe), la Cour étudie de plus près le rapport entre l'emploi d'armes nucléaires et la protection de l'environnement [9 ] .

Elle explique que si le droit international existant relatif à la protection de l'environnement ne contient certes pas d'interdiction spécifique d'employer des armes nucléaires, « d'importantes considérations d'ordre écologique » doivent être prises en compte dans la mise en œuvre du droit international humanitaire. En effet, les dommages étendus, durables et graves causés à l'environnement par l'emploi d'armes nucléaires représentent un argument de poids en faveur de l'illicéité de cet emploi [10 ] .

Nous sommes ici en présence d'un lien avec les « caractéristiques propres » aux armes nucléaires [11 ] définies par la Cour. Il s'agit de leur pouvoir de destruction gigantesque, y compris du phénomène de rayonnement, qui rendent les armes nucléaires « potentiellement d'une nature catastrophique ». En outre, « ces armes ont le pouvoir de détruire toute civilisation, ainsi que l'écosystème tout entier de la planète ». Il est extrêmement important que, pour la CIJ, ces « caractéristiques uniques » — à savoir la capacité de causer des souffrances humaines et des dommages incommensurables aux générations futures — concernent tous les types d'armes nucléaires et tous les emplois imaginables. Elle prend ainsi clairement ses distances par rapport à des spéculations intellectuelles, comme l'emploi isolé d'armes nucléaires dans l'Antarctique, prétendument autorisé [12 ] . On peut pour le moins leur opposer le risque d'escalade, toujours présent.

Ces propriétés caractéristiques, concrètes, des armes nucléaires, sont ensuite examinées à l a lumière du droit applicable, que la Cour définit comme étant principalement les dispositions de la Charte des Nations Unies relatives à l'emploi de la force, ainsi que le droit international humanitaire [13 ] .

     

  Armes nucléaires et légitime défense  

La Cour internationale observe tout d'abord, avec pertinence, que l'article 51 de la Charte des Nations Unies relatif au droit de légitime défense, individuelle ou collective, ne mentionne pas d'armes particulières. Toutefois, le concept de légitime défense contient les critères de nécessité et de proportionnalité. Et là, la Cour émet des doutes quant à l'emploi d'armes nucléaires. Ces réserves concernaient également — compte tenu de la « nature même de ces armes » déjà mentionnée et du risque qui en découle — les « petites » armes nucléaires « tactiques », ou encore une situation de représailles qui, dans certaines circonstances, pourrait être invoquée.

Mais, outre ces remarques très claires et convaincantes, une chose est à déplorer : la séparation faite par la CIJ entre le principe de proportionnalité (qui en soi n'exclurait pas absolument tout emploi d'armes nucléaires en cas de légitime défense) et le droit international humanitaire (qu'il convient encore de consulter pour l'examen de la licéité de l'emploi de ces armes). Car en fait, le droit humanitaire est lui-même influencé par le principe de proportionnalité, qui le lie fondamentalement au droit international de la Charte des Nations Unies ou « droit international en temps de paix ». En d'autres termes, il considère que l'emploi d'armes nucléaires, en particulier lorsqu'il s'agit de « première frappe », est toujours di sproportionné et/parce que contraire au droit international humanitaire.

La Cour examine enfin la politique de dissuasion. Celle-ci implique, d'après la CIJ, une intention crédible d'employer des armes nucléaires. Et une telle « menace » peut — comme l'emploi lui-même d'armes nucléaires — être contraire au droit international, si les principes de nécessité et de proportionnalité sont violés [14 ] . Là aussi, la Cour reproduit, il convient de le souligner, les positions des experts en droit international et en sciences politiques appartenant au « parti antiarmes nucléaires ».

     

  Une interdiction générale des armes nucléaires ?  

Il est intéressant de noter que la CIJ commence son argumentation en retournant la question, et il est également intéressant d'observer comment elle le fait : ni le droit international conventionnel ni le droit international coutumier ne contiennent (non plus) de règle qui autorise l'emploi d'armes nucléaires. Ceci concernerait également — et c'est là aussi une indication importante — n'importe quel autre type d'armes [15 ] .

La Cour précise en outre qu'il n'existe encore à l'heure actuelle aucune convention prohibant de manière générale l'emploi d'armes nucléaires, comme celles qui interdisent les armes chimiques et bactériologiques. Elle remarque cependant l'existence d'une tendance, à savoir que des conventions comme le traité d'interdiction complète des essais nucléaires, le traité sur la non-prolifération (TNP) et ceux relatifs aux zones dénucléarisées semblent exprimer l'inquiétude grandissante de la communauté internationale quant aux armes nucléaires — « ann onçant une future interdiction générale de l'utilisation desdites armes ».

C'est précisément de ce processus qu'il s'agit aujourd'hui. Il se caractérise par une multitude d'étapes intermédiaires, parmi lesquelles on relève notamment le traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Il est essentiel que ces étapes ne soient pas de simples activités de substitution [16 ] . L'objectif demeure, tel qu'il est fixé à l'article VI du TNP, le désarmement nucléaire général, l'élimination complète des armes nucléaires. La CIJ elle-même rappelle cet objectif avec force, à la fin de son avis ; elle souligne que l'article VI ne contient pas une simple obligation de comportement mais l'obligation de parvenir à un résultat précis et concret [17 ] .

Sur ce point, le projet, poursuivi depuis des années par l'Assemblée générale des Nations Unies, de parvenir à une interdiction conventionnelle (absolue) d'employer des armes nucléaires ne peut avoir que le caractère d'une (nouvelle) étape intermédiaire. Quoi qu'il en soit, un tel traité ne viendrait que renforcer les textes existants. Dès lors, on peut se demander s'il ne faudrait pas passer immédiatement à une interdiction (conventionnelle) complète des armes nucléaires en tant que telles. Des efforts sont déployés dans ce sens, depuis quelque temps, tant sur le plan intergouvernemental que sur celui des ONG [18 ] . Le présent avis consultatif de la CIJ donnera sûrement un élan important à ce processus — en particulier au sein des Nations Unies [19 ] .

Concernant cette autre source de droit international qu'est le droit coutumier, la Cour n'a pu établir l'existence d'une opinio juris suffisante. Certes, les efforts mentionnés plus haut de l'Assemblée générale des Nations Unies en faveur d'une convention interdisant les armes nucléaires expriment le souha it d'une très grande partie de la communauté internationale, et constituent donc une « opinio juris naissante » ; mais celle-ci se heurte aux partisans toujours très déterminés de la doctrine de la dissuasion, comme droit d'employer des armes nucléaires au titre de la légitime défense contre une agression armée qui menace les « intérêts vitaux en matière de sécurité » de l'État concerné [20 ] . À ce sujet, la Cour ne revient malheureusement pas au critère exposé plus haut de proportionnalité, qui s'applique naturellement aussi dans le domaine du droit coutumier. On peut en outre se demander dans quelle mesure le fait que quelques États restent fidèles à une doctrine contraire au droit international — ou du moins ayant tendance à l'être — peut neutraliser la conception que la très grande majorité des États ont du droit [21 ] .

  Le droit international humanitaire  

L'avis mesure, dans sa partie principale, l'emploi ou la menace d'armes nucléaires à la lumière des principes et des règles du droit international humanitaire [22 ] . Sont déclarés principes fondamentaux de ce droit :
 

1) la protection de la population civile et des objets civils, ainsi que la distinction entre combattants et non-combattants ;

2) la nécessité d'éviter des maux superflus et le fait que les États n'ont pas un droit illimité de choisir les armes qu'ils emploient.

L'avis explique également que si les Conférences diplomatiques de 1949 et de 1974-77 n'ont pas porté sur les armes nucléaires, on ne saurait toutefois en conclure que les principes de droit international humanitaire qui ont été étab lis ne sont pas applicables à l'emploi de ces armes. La Cour se replie ainsi sur la position minimale de ce qu'il est convenu d'appeler le (soi-disant) « consensus nucléaire », qui s'exprime également dans une déclaration de la République fédérale d'Allemagne sur ce sujet [23 ] . Cependant, cette position doit être considérée comme suffisante aux fins du présent avis. Aux principes du droit international humanitaire s'ajoute le principe de neutralité, qui — comme le fait pertinemment observer la Cour — s'applique de manière indiscutable à tous les conflits internationaux, quel que soit le type d'arme utilisé.

Après avoir établi l'applicabilité de ces principes, la CIJ en arrive aux conclusions « en deux parties », et à mon avis contradictoires, selon lesquelles :

1) compte tenu des « caractéristiques uniques » mentionnées plus haut, l'emploi d'armes nucléaires n'est guère compatible avec les exigences du droit international humanitaire;

2) néanmoins, la Cour n'est pas en mesure d'établir avec certitude si l'emploi d'armes nucléaires est contraire, en toute circonstance , au droit international humanitaire. Il existe au demeurant un droit de l'État à la survie, le droit à la légitime défense, ainsi qu'une politique de dissuasion à laquelle une partie de la communauté internationale adhère depuis des années.

Avec la remarque au paragraphe 2, la Cour est, à mon sens, en contradiction avec les positions qu'elle a elle-même développées. Cette remarque signifie une concession claire aux puissances nucléaires et aux adeptes de la doctrine de la dissuasion nucléaire. Les critères de proportionnalité et de droit international humanitaire sont — comme la Cour l'a démontré — tout à fait applicables à l'emploi d'armes nucléaire s ou de toute arme. La raison d'être du droit international humanitaire est précisément de limiter les effets des conflits armés, quels qu'en soient les parties et quelles que soient les situations.

Nul ne songerait à autoriser l'emploi des gaz toxiques lorsque les « intérêts vitaux en matière de sécurité » ou la « survie » d'un État sont en jeu. Nous sommes toujours plus ou moins en présence d'une telle situation d'exception lorsqu'il y a agression armée, et donc, droit de légitime défense, et plus encore lorsque se pose la question de l'emploi (légitime) d'armes nucléaires. C'est justement si un État souhaite survivre, qu'il ferait mieux de ne pas recourir aux armes nucléaires !

La Cour arrive donc à la conclusion essentielle que l'emploi et la menace d'emploi d'armes nucléaires sont généralement illicites au regard du droit international humanitaire, tout en se ménageant une porte de sortie en cas de menace contre la survie d'un État. Cette décision a été adoptée de justesse, par sept voix contre sept, avec la voix dite « prépondérante » du président. Il convient toutefois de noter que trois juges se sont (formellement) opposés à toute justification éventuelle de l'emploi d'armes nucléaires. Les « véritables » oppositions ont seulement été émises par les juges des trois puissances nucléaires que sont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Le juge allemand, M. Fleischhauer, s'est rangé à l'avis du groupe dont faisait partie le président.

La plupart des déclarations et opinions présentées par les juges tournent autour du point 2.E de l'avis. Il existe un front bien marqué contre la « porte de sortie » que s'est ménagée la Cour (juges Weeramantry, Shahabuddeen et Koroma). Même le président Bedjaoui souligne que l'on ne saurait placer la survie d'un État au-dessus du droit de l'hu manité à survivre. Le juge Koroma critique, de manière pertinente à mon sens, une tendance au retour d'une « doctrine de la survie » dépassée et sans fondement juridique, et montre à juste titre que la Cour n'a pas vraiment répondu à la question posée, à savoir si l'emploi des armes nucléaires est licite « en toute circonstance ». La réponse de la CIJ sous le chiffre 2.E laisse le juge Higgins plutôt perplexe, tandis que le juge Fleischhauer y voit le plus petit dénominateur commun d'une opposition — à mon avis inutile et irréaliste — entre le droit international humanitaire et la règle de la légitime défense [24 ] . Les cas pratiques peuvent s'écarter de manière inquiétante de cette « situation extrême » : c'est ce qu'illustre la présentation faite par le vice-président Schwebel de l'opération « Tempête du désert » (menace d'employer des armes nucléaires pour dissuader l'ennemi d'utiliser des armes chimiques et bactériologiques contre les forces de la coalition alliée) [25 ] .

Dans les premières prises de position, les puissances nucléaires comme les États-Unis et le Royaume-Uni ont fait usage de cette « porte de sortie ». Elles ont expliqué qu'en conséquence, l'emploi d'armes nucléaires pouvait être autorisé par le droit international et que l'avis n'aurait aucune incidence sur la politique de défense en la matière [26 ] . Force est de constater à quel point cette « porte de sortie » que l'on note au point 2.E de l'avis de la CIJ est inutile et en fait dangereuse. D'où l'importance de souligner sa déclaration     principale (positive) sur le caractère fondamentalement contraire au droit international de l'emploi d'armes nucléaires (phrase 1 du point 2.E). À quoi viennent s'ajouter les autres constatation s fondamentales déjà mentionnées, notamment l'absence d'une disposition spécifique du droit international autorisant l'emploi des armes nucléaires ou la nécessité de la compatibilité de cet emploi avec le droit applicable dans les conflits armés.

     

  Conclusions  

     

En dépit de certaines faiblesses et contradictions, l'avis consultatif de la CIJ du 8 juillet 1996 est une victoire pour la « règle de droit » dans les relations internationales. Une réponse juridique est donnée à l'une des questions politiques et juridiques les plus brûlantes de notre époque, à savoir : l'emploi d'armes nucléaires est-il licite ? Et cette réponse, pour l'essentiel, est non. Si les avis de la CIJ n'ont pas force contraignante, ils jouissent cependant d'une grande autorité. Par sa position dynamique, cet avis s'inscrit dans une série d'avis antérieurs « célèbres » de la Cour, qui ont eu une influence cruciale sur l'évolution du droit international [27 ] .

  Notes:  

Original : allemand

1. Pour plus d'informations sur ce sujet, voir M. Mohr   «Das «World Court Project» — vom Erfolg einer NGO-Kampagne», Humanitäres Völkerrecht. Informationsschriften, 8 (1995) 3, p. 146 et suiv.      

2. Cf. p. ex. M. Mohr, dans M. Cohen, M. Gouin (eds), Lawyers and the Nuclear Debate, Ottawa, 1988, p. 85 et suiv.

3. Cf. Avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, opinion dissidente du juge Oda, par. 8.

4. Cf. au sujet de cette évolution M. Mohr, «Das humanitäre Völkerrecht 1945-1995. 50 Jahre Entwicklung» , Bochumer Schriften zur Friedenssicherung und zum Humanitären Völkerrecht, vol. 31, Bochum, 1996.

5. Cf. IPB News , décembre 1995, p. 3 et suiv.

6. La littérature existante sur ce sujet étant extrêmement abondante, nous ne pouvons citer ici que quelques ouvrages particulièrement marquants, comme :

N. Singh, E. McWhinney, Nuclear Weapons and Contemporary International Law , Leiden, 1988 ;

M. Cohen, M. E. Gouin (eds), Lawyers and the Nuclear Debate , Ottawa, 1988 ;

B. Graefath, «Zum Anwendungsbereich der Ergänzungsprotokolle zu den Genfer Abkommen vom 12. August 1949», Staat und Recht, 29/1980, p. 133 et suiv. ;

H. Fischer, Der Einsatz der Nuklearwaffen nach Art. 51 des I. Zusatzprotokolls zu den Genfer Konventionen von 1949 , Berlin, 1985 ;

M. C. Ney, Der Einsatz von Atomwaffen im Lichte des Völkerrechts , Francfort-sur-le-Main, 1985 ;

R. Falk, E. Meyrowitz, J. Anderson, Nuclear Weapons and International Law , Princeton, 1981 ;

H.-M. Empell, Nuklearwaffeneinsätze und humanitäres Völkerrecht , Heidelberg, 1993.

7. Cf. Avis consultatif, par. 24, 25.

8. Cf. à ce sujet, ainsi que d'autres précisions, M. Nowak, CCPR Commentary , Kehl et al. , 1993, p. 108 et suiv.

9. Cf. Avis consultatif, par. 26 et suiv.

10. Cf. P. Weiss, B. Weston, R. Falk, S. Mendlowitz, « Draft Memorial in support of the application by the World Health Organization for an advisory opinion by the International Court of Justice on the legality of the use of nuclear weapons under international law», Transnational Law and Contemporary Problems , 4 (1994) 2, (note 12), p. 24 et suiv.

11. Cf. Avis consultatif, par. 35 et suiv.

12. Cf. à ce sujet Mohr op. cit. (note 1), p. 150. Le vice-président Schwebel, dans son opinion dissidente (p. 9 de la version française), fait lui aussi des remarques analogues sur les « armes nucléaires tactiques » et l'emploi d'armes nucléaires « dans le désert ».

13. Cf. Avis consultatif, par. 34, ainsi que (pour la suite) par. 37 et suiv.

14. Cf. ibidem , par. 48. Voir aussi M. Mohr, «Völkerrecht kontra nukleare Abschreckungsdoktrin: einige wesentliche und bleibende Einwände», Demokratie und Rechte , 19 (1991) 1, p. 47 et suiv. Dans sa déclaration , le juge Shi qualifie clairement la « dissuasion nucléaire » comme objet de droit.

15. Cf. Avis consultatif, par. 52 ainsi que (dans la suite) par. 53 et suiv.

16. On peut ainsi avoir des doutes quant à la réalité et au sens des garanties dites de sécurité données par les puissances nucléaires, qui prévoient notamment l'obligation de fournir une aide humanitaire aux victimes des armes nucléaires (!). Le vice-président Schwebel va toutefois trop loin (opinion dissidente, p. 1 et suiv.), lorsqu'il déduit de l'existence de telles déclarations de garanties — ainsi que du TNP — une reconnaissance de la licéité des armes nucléaires, dans le contexte d'une « pratique nucléaire de 50 ans ».

17. Cf. Avis, par. 98 et suiv.

18. C'est ainsi que s'est formé un groupe d'ONG en faveur de l'abolition des armes nucléaires (traduction CICR

de NGO Abolition Caucus ) ; cf. Mohr, op. cit. (note 1), p. 152.

19. Entre-temps, la Malaisie a été à l'origine d'une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies qui se félicite de l'avis rendu par la CIJ et demande aux États d'engager, en 1997, des négociations en vue de l'élaboration d'une convention sur l'interdiction générale des armes nucléaires.

20. Cf. Avis, par. 64 et suiv.

21. Ainsi, le juge Shi rappelle aussi dans sa déclaration que la communauté internationale se compose en fait de 185 États, et qu'en outre, c'est le principe de l'égalité souveraine qui compte.

22. Cf. ibidem , par. 74 et suiv.

23. Selon laquelle les (nouvelles) règles établies par le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève ne s'appliquent qu'aux armes convent ionnelles, sans porter préjudice aux autres règles applicables à « toute autre arme » ; cf. au sujet de cette problématique Fischer (note 6).

24. Cf. chaque fois opinion dissidente du juge Koroma, p. 5, p. 22 notamment (de la version française) ; opinion dissidente du juge Higgins, par. 41 ; opinion individuelle du juge Fleischhauer, par. 5.

25. Cf. opinion dissidente du vice-président Schwebel, p. 11 et suiv. de la version française.

26. Cf. War & Peace Digest , 4 (1996) 3 p. 2.

27. On se souviendra notamment des avis sur les réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1951), sur « certaines dépenses » des Nations Unies (1962) ou sur la Namibie (1971).



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