Déclaration

Discours de Mirjana Spoljaric, présidente du CICR, à l'occasion de la remise du Prix international Bridge Prize de la ville européenne de Görlitz/Zgorzelec

President Mirjana Spoljaric receiving the 2024 International Bridge Prize of the European City of Görlitz/Zgorzelec
Copyright: Paul Glaser Fotografie

Messieurs les maires,

Monsieur le Professeur Xylander,

Chère Gerda,

Chers invités, 

C’est un grand honneur pour moi d’être parmi vous aujourd’hui et de recevoir le Brückepreis. Ce prix met en valeur l’aspiration commune des hommes à œuvrer pour un monde pacifique. Le fait qu’il soit remis dans la ville historique de Görlitz/Zgorzelec lui confère selon moi une force symbolique particulière, car cette ville a été divisée, mais elle en est sortie grandie et offre aujourd’hui un exemple d’unité et d’action commune.

C’est une ville qui dépasse les frontières et qui a été reconstruite au nom de la paix, un lieu où les ponts qui relient les hommes rappellent aussi la constance et la force de leur foi commune en un avenir meilleur.

En tant que présidente du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), j’ai toujours à l’esprit l’importance et la nature de notre mission, qui consiste à préserver l’humanité au cœur des conflits, à construire des ponts au-delà des clivages idéologiques, à agir de manière neutre et impartiale, et à rappeler à tous les acteurs que, même en temps de guerre, il y a des limites à ne jamais franchir. 

La promotion et l’application du droit suivent le cours de l’histoire. Les accords universels, notamment ceux qui relèvent du droit international humanitaire (DIH), ne nous donnent pas seulement un cadre contraignant pour atténuer la souffrance dans le monde. Les quatre Conventions de Genève, qui ont vu le jour en 1949 et ont été ratifiées par tous les États depuis lors, sont peut-être aujourd’hui, 75 ans après leur adoption, la clé de la paix pour les chefs d’État et de gouvernement.
 
Notre action impartiale et notre persévérance nous permettent de créer des espaces dans lesquels des parties ennemies reconnaissent l’humanité de l’autre et trouvent des voies de rapprochement. Ma tâche consiste aujourd’hui notamment à jeter des ponts, ce qui selon moi résonne avec les valeurs du Brückepreis. Je suis donc profondément touchée de recevoir cette distinction.

J’accepte ce prix avec humilité, dans le sillage des précédents lauréats dont le travail est profondément lié aux valeurs humanitaires de mon organisation. Je pense entre autres à Władysław Bartoszewski, ancien ministre polonais des Affaires étrangères et survivant d’Auschwitz, qui a fait entendre sa voix pour défendre les droits de l’homme et jeter des ponts entre des peuples que l’histoire avait divisés. Son engagement pour la justice, la solidarité et la réconciliation fait écho à la mission du CICR, qui consiste à rappeler au monde que même dans la guerre, l’humanité doit être préservée. 

La guerre n’est pas une zone de non-droit. Aujourd’hui plus que jamais, les parties aux conflits doivent être à l’écoute les unes des autres, se respecter mutuellement, mais aussi respecter leurs droits et leurs devoirs.

La semaine dernière, j’étais au Soudan. Lorsque je me rends dans des régions en conflit, je vois très concrètement comment la polarisation et les déferlements de violence ravagent des communautés entières ; je suis témoin de la souffrance des populations civiles, qui sont souvent déplacées à plusieurs reprises et privées de nourriture, de soins de santé et d’un abri sûr.

Les Conventions de Genève constituent le fondement du DIH, un ensemble de principes nés de la volonté de limiter les souffrances causées par la guerre. Ces Conventions jettent elles aussi des ponts – entre la guerre et la paix, entre l’éthique et la légalité, entre la brutalité et la charité.

Il ne faut pas oublier que le droit international n’interdit pas la guerre. Au contraire, il existe aussi bien un « droit de faire la guerre » qu’un « droit dans la guerre ». Dans certaines circonstances et selon certains points de vue, le fait que la guerre donne lieu à des victimes civiles est même considéré comme acceptable sur le plan juridique.

Si les Conventions de Genève disposent que même en temps de guerre, les hôpitaux doivent être épargnés, les civils protégés et les blessés pris en charge, le DIH ne définit pas le degré de souffrance et de destruction pouvant être considéré comme tolérable.

Cependant, du point de vue humain – et c’est ce qui me préoccupe avant tout aujourd’hui –, les opérations militaires ou armées qui utilisent la souffrance des populations civiles pour atteindre leurs objectifs sont totalement répréhensibles sur le plan moral.

Ainsi, respecter non seulement la lettre, mais aussi l’esprit du droit, c’est précisément respecter la dignité humaine en toutes circonstances. Car partout où l’humanité est laissée de côté et où les droits de l’ennemi sont niés, partout où des personnes innocentes paient le prix de la guerre, les limites du tolérable sont déjà dépassées et le retour à la paix sur plusieurs générations devient utopique.

La question fondamentale qu’il faut toujours se poser est donc la suivante : quel prix est-on prêt à donner à la victoire ? Des ruines à perte de vue, des villes détruites, des millions de morts, de blessés et de personnes déplacées ? L’histoire nous a appris à de nombreuses reprises que la déshumanisation de l’ennemi finit par entraîner toutes les parties impliquées dans le conflit vers l’abîme.

Faire preuve d’un véritable leadership, c’est avoir le courage de recourir à des moyens politiques pour amorcer un retour à la normalité.

La diplomatie humanitaire, qui consiste par exemple à négocier des cessez-le-feu, n’est rien d’autre qu’un outil permettant d’entamer un dialogue avec les décideurs politiques, les commandants militaires et les personnes qui vous considèrent peut-être comme un adversaire. Le travail des acteurs humanitaires neutres est le plus efficacement soutenu lorsque les chefs d’État, les responsables politiques et les diplomates s’engagent à rappeler à leurs alliés la responsabilité commune de protéger les civils, de traiter les prisonniers de guerre et les blessés avec humanité et de respecter les principes du DIH.

En tant que représentante de la Croix-Rouge, j’estime que la diplomatie doit être mise au service de la paix.

La diplomatie est un exercice qui allie raison, compassion et détermination. Mon organisation se fait un devoir de rappeler aux personnes qui détiennent le pouvoir qu’elles ont des obligations envers celles et ceux qu’elles servent, qu’elles sont tenues de respecter les valeurs universelles et que la communauté internationale ne restera pas impassible face au déclin du respect de la dignité humaine.

La diplomatie permet de jeter un pont entre la guerre et la responsabilité de protéger. Elle exige à ce titre de la persévérance et de l’humilité, et, surtout, elle repose sur la conviction que notre humanité collective ne peut être mise en jeu et que nous sommes tous égaux devant la loi.

Le respect du DIH est cependant plus qu’un devoir – c’est un moyen de désamorcer la violence et de créer un chemin vers la paix. Lorsqu’elles sont prêtes à faire la distinction entre civils et combattants, à épargner les villes et à assurer l’accès à l’aide humanitaire, les parties aux conflits non seulement préviennent les violations du droit, mais ouvrent également la voie à la réconciliation. La manière dont les guerres sont menées détermine comment et quand elles se terminent.

Des adversaires qui se traitent mutuellement avec humanité et qui protègent les personnes qui ne participent pas aux combats ont plus de chances de parvenir un jour à la paix. Une victoire « à tout prix » n’est pas une victoire, car elle laisse derrière elle des sociétés détruites et sème ainsi les graines d’un nouveau conflit.

Le DIH nous permet d’envisager un autre type de victoires – des victoires qui visent un accord de paix auquel les deux parties adhèrent et qui prévoient toujours la possibilité de revenir à la table des négociations.

Lors de mes entretiens avec des belligérants, j’insiste sur le fait que le respect du DIH n’est pas une simple directive, mais une responsabilité qui nous engage tous. Il s’agit en premier lieu de la responsabilité des États de renforcer leurs propres sécurité et stabilité. 

Lorsqu’elles s’engagent à protéger les femmes et les enfants, à libérer les soldats blessés et les prisonniers de guerre, les parties aux conflits font plus qu’obéir à la loi : elles ouvrent la voie au dialogue, à la compréhension et à un éventuel cessez-le-feu. Le travail humanitaire devient ainsi un outil puissant pour la paix, un outil qui préserve l’espace dans lequel la confiance peut être reconstruite.

La Croix-Rouge est confrontée au défi permanent de créer et de protéger cet espace humanitaire, souvent en faisant face à de grandes résistances, à des interprétations erronées, voire à des critiques virulentes. Mais nous ne baissons jamais les bras.

Notre neutralité et notre impartialité nous éclairent lorsque des conflits majeurs et des tensions géopolitiques éclatent. Elles nous permettent de traiter toutes les parties avec respect, de bâtir des relations au-delà des clivages et de trouver constamment de nouveaux moyens d’atténuer, ne serait-ce qu’un peu, les souffrances des populations civiles. Nous œuvrons dans toutes les régions du monde, y compris les plus dangereuses. Et nous montrons à quel point il faut faire preuve de résilience et de courage pour ne jamais enfreindre les principes humanitaires, même dans les circonstances les plus défavorables.

La neutralité est pour nous d’une importance capitale. Lorsque nous soignons des soldats blessés de part et d’autre des lignes de front, que nous obtenons la libération de prisonniers ou que nous réunissons des familles séparées par la guerre, nous montrons que l’action humanitaire est un pont qu’aucune division ne peut couper. À chaque fois que des commandants ordonnent à leurs troupes de protéger les hôpitaux ou d’autoriser l’acheminement de l’aide dans les zones qu’ils assiègent, une nouvelle possibilité d’agir collectivement en faveur de l’humanité voit le jour.

Ces occurrences sont peut-être éphémères, mais elles sont indispensables sur la voie d’une paix durable. Chaque action conforme au DIH, chaque geste de compassion pour une personne en détresse contribue à l’instauration de la paix.

Ici, à Görlitz/Zgorzelec, on est conscient de la force des ponts. Dans cette ville où la rivière Neisse séparait autrefois des familles, des amis et des communautés, on est conscient de la force qu’il faut avoir pour repartir de zéro.

Je suis convaincue que l’action humanitaire met en lumière un concept universel, à savoir qu’au-delà de nos différences, nous pouvons tous agir en faveur de l’humanité. Dans un monde en proie aux conflits, ce concept devient une force directrice. Il nous rappelle que dans chaque processus de négociation, dans chaque action d’aide et dans chaque personne que nous rencontrons, nous reconnaissons le droit à l’existence et la dignité de l’autre.

Cette vérité universelle transcende les frontières, les langues et les convictions. Elle constitue un pont vers la paix dans sa forme la plus pure.

Il est rare que les États soient réellement neutres, et les belligérants ne le sont par définition jamais. C’est pourquoi le monde a besoin de médiateurs indépendants et neutres, ainsi que de personnes qui s’engagent pour la coexistence pacifique.

En tant qu’intermédiaire neutre, le CICR se voit ouvrir des portes qui, sinon, lui resteraient fermées. Notre neutralité nous permet de maintenir des canaux de communication et de promouvoir le respect mutuel entre les parties aux conflits. Cette confiance ne s’acquiert pas sans effort : elle exige du dévouement, de la constance et un engagement indéfectible à traiter chaque personne de manière égale, indépendamment de son appartenance à un groupe en particulier ou de ses convictions.

Tout comme la politique, la neutralité en tant que moyen de jeter des ponts exige du courage et de la résilience. Ces deux aspects sont également à la base de l’unité que Görlitz/Zgorzelec a forgée non sans peine. Le Brückepreis m’encourage à poursuivre sur cette voie et à soutenir mes nombreux collègues à travers le monde dans leur engagement constant et souvent périlleux. Je pense ici également à nos principaux partenaires, les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et leurs nombreux volontaires qui œuvrent quotidiennement sur le terrain. Il s’agit souvent de jeunes qui sillonnent les régions en crise et prennent beaucoup sur eux, parfois au péril de leur vie.

Pour moi, le Brückepreis n’est pas un aboutissement, mais la reconnaissance de tout le travail que nous devons encore accomplir. Il me rappelle et nous rappelle à tous que le chemin vers la paix est sans doute difficile, mais qu’il vaut tous les efforts.

Persévérons sur cette voie, unis dans notre engagement pour l’humanité et guidés par la conviction que la paix n’est pas seulement possible, mais indispensable. Je remercie la société qui décerne ce prix international pour l’honneur qui m’est fait aujourd’hui. Je remercie également la Croix-Rouge polonaise, la Croix-Rouge tchèque et la Croix-Rouge allemande, en particulier la présidente Gerda Hasselfeldt. Elle et moi sommes liées par une confiance mutuelle et une étroite collaboration que j’apprécie à titre personnel et auxquelles je tiens beaucoup.

Je vous remercie. 

ICRC President Mirjana Spoljaric receiving the 2024 International Bridge Prize of the European City of Görlitz/Zgorzelec
Copyright: Paul Glaser Fotografie