Article

Arménie : loin des regards, le conflit limite l’accès à l’éducation

C’est une histoire d’espoirs et de désespoir, de rêves et de réalité, d’enfants et de conflit. Personne ne peut mieux la raconter que ceux et celles qui la vivent au quotidien.

Parmi les enfants qui s'attroupent autour de nous à notre arrivée à Khndzorut, petit village d'Arménie situé à la frontière avec l'Azerbaïdjan, se trouve Satenik. Elle commence par nous demander si nous parlons anglais, et quand nous lui répondons que oui, elle nous regarde avec émerveillement et nous dit qu'elle rêve de devenir interprète d'anglais et d'aller aux États-Unis.

Malheureusement, il n'y a pas de professeur d'anglais à son école.

Loin du train-train affairé d'autres villes, le tout petit village frontalier de Khndzorut n'a pas grand-chose à offrir. Son école en est une illustration parfaite ; en effet, si le quotidien de quelque 100 enfants peut sembler tout à fait ordinaire, leurs conditions d'apprentissage sont frappantes.

Le bâtiment vétuste n'ayant pas été rénové depuis 50 ans, il y fait sombre et froid. L'hiver, cette morosité ambiante est exacerbée par l'absence de chauffage et d'eau chaude. Autre problème : l'humidité. Les mauvaises herbes et les racines font autant partie du décor des salles de classe que les élèves, et la mousse tapisse les murs des couloirs d'un vert profond.

La salle de sport sent le moisi, et son sol craque bruyamment sous nos pieds. L'hiver, il est impossible d'y organiser des cours d'éducation physique, car les températures descendent très bas.

La cantine, à moitié détruite, ne vaut pas mieux. Les équipements ne fonctionnent pas correctement, et l'eau gèle dans le robinet. L'été, une partie de la salle sert à nourrir les plus jeunes écoliers ; le reste de l'année, c'est le minuscule espace sous les escaliers qui fait office de réfectoire.

La proximité de Khndzorut avec la frontière rend les habitants du village vulnérables, et cette vulnérabilité est accentuée par l'état de décrépitude de l'école, ce qui a bien entendu un impact considérable sur les enfants.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a muré des fenêtres de la grande salle de concert pour en renforcer la sécurité et en faire un lieu de refuge provisoire en cas de tirs ou de pilonnage. Les fissures des murs s'entremêlent avec des affiches sur le danger des mines antipersonnel et sur les moyens de s'en protéger. Vingt-sept années se sont écoulées depuis l'éruption du conflit non résolu du Haut-Karabagh, et en Arménie comme en Azerbaïdjan, les écoles à proximité de la frontière ressentent la nécessité de protéger leurs élèves.

En discutant avec Varsik, la mère de Satenik, nous nous rendons compte à quel point l'avenir du village de Khndzorut est incertain.

Si les choses continuent ainsi et qu'aucun professeur d'anglais n'arrive l'an prochain, j'enverrai Satenik suivre des cours particuliers à Vayk, la ville la plus proche d'ici. Je ferai tout pour aider ma fille à réaliser son rêve.

Le grand-père de Satenik tempère toutefois cet optimisme. Lui qui a vécu toute sa vie dans le village ne se souvient pas de la dernière fois qu'un mariage y a été célébré. « Il y a une trentaine de maisons vides à Khndzorut », nous dit-il, avant d'ajouter : « La nouvelle génération est porteuse de promesses, mais nous sommes coupés de tout, alors les gens partent pour la ville avec leurs enfants, en quête d'une vie meilleure. Khndzorut est un village vieillissant en voie de disparition. »

La plupart des hommes de Khndzorut gagnent leur vie en travaillant dans l'armée. C'est le cas du père de Satenik, enrôlé depuis 13 ans.

La guerre semble rôder partout. Sa présence se ressent dans chaque maison, et jusque dans l'école. Alvard Mikayelyan, la bibliothécaire, nous explique qu'on demande aux enfants de lire des biographies de personnes tuées durant la guerre du Haut-Karabagh, au début des années 1990. « Nos enfants sont d'une façon ou d'une autre préparés à la guerre », dit-elle.

Nos enfants sont d'une façon ou d'une autre préparés à la guerre

Depuis les années 1990, la région a connu des périodes de troubles ainsi que de paix, ce qui a eu des répercussions sur le village isolé de Khndzorut.

« Il n'y a rien d'intéressant à faire ici », affirme Anna, une élève de 15 ans. « Nous passons toute la journée agrippés à nos téléphones. » Il n'existe pas d'activités extrascolaires, de clubs ou d'aires de jeux. Un terrain de football abandonné se fond dans le paysage ; on y fait aujourd'hui paître des vaches et des chevaux.

À Khndzorut, le désœuvrement est bien visible. De fait, le manque de choix est notable. Les garçons deviennent soit bergers, soit militaires. Hrayr Ohanyan, professeur d'informatique, emmène parfois des moutons paître dans les montagnes. Si les dates du pâturage chevauchent ses jours de cours, il ne fait pas classe. L'été, il arrive que des enfants manquent eux aussi l'école pour travailler avec leurs pères.

Quand son père part effectuer son devoir militaire, Onik, 10 ans, enfile la casquette d'homme de la maison. Quand il sera grand, il veut être médecin ou professeur de littérature. À la question de savoir s'il deviendra lui aussi militaire, il répond en s'exclamant : « Ah non ! », avant de faire une pause et d'ajouter : « Enfin, on verra. »

« À 18 ans, je devrai faire mon service militaire », dit Hovik Khachatryan, un autre jeune garçon. « Après ça, je ne sais pas bien ce que la vie me réserve. »

Pour les filles aussi, il n'y a que deux voies possibles : enseigner ou se marier et devenir femme au foyer. Quelle que soit la voie choisie, un seul travail ne suffit pas pour vivre. Monica, enseignante depuis 14 ans, passe la première partie de la journée à l'école et consacre la seconde à son commerce, un petit bistrot qu'elle vient d'ouvrir et dont elle s'occupe jusqu'à minuit.

De retour à l'école, nous rencontrons Manvel, un camarade de Satenik du secondaire. Il nous quitte en courant pour monter dans un bus de l'ère soviétique qui l'emmène à Nor Aznaberd, un autre village à deux kilomètres de distance. Il fut un temps où des Azerbaïdjanais vivaient dans ce village. La guerre du Haut-Karabagh a tout changé, poussant les Azerbaïdjanais à échanger de maison avec les Arméniens qui vivaient de l'autre côté de la frontière.

Comme il n'y a pas d'école à Nor Aznaberd, Manvel, ses deux frères et d'autres enfants viennent chaque jour à Khndzorut pour étudier. Le bus qui les transporte est vieux et non chauffé, et il tombe souvent en panne.

Manvel a plein de rêves et s'efforce de bien étudier. Ses parents envisagent de quitter un jour le village en quête d'un avenir meilleur pour leurs enfants. Le père, Vagharhak Antonyan, est lui aussi militaire. Il alterne entre deux semaines de service contractuel et deux semaines avec sa famille. Cet emploi du temps dicte presque tout et rythme la vie de la famille entre attente et joie de voir le père rentrer à la maison.

Nous avons peur d'envoyer nos enfants à l'école

« Nous avons peur d'envoyer nos enfants à l'école », nous dit Serine Aslanyan, la mère de Manvel. « Ils doivent se lever tôt et traverser une route exposée aux positions militaires. C'est risqué. » À 12 ans, Manvel est chaque jour confronté aux réalités de son existence. « Il est déçu, je le sais bien », affirme sa mère.

Arakel et Zohrak Hayrapetyan ont un avis semblable. Ces deux frères habitent une maison à l'orée du village avec dix autres membres de leur famille. Ils ont choisi tôt leur chemin de vie, et ce scénario semble devoir se répéter pour leurs cinq jeunes fils. Arakel et Zohrak sont tous deux dans l'armée et travaillent en alterné, de façon à ce que l'un d'eux soit toujours à la maison. C'est ainsi que toutes les deux semaines, certains des enfants retrouvent le sourire, tandis que les autres le perdent.

Nous pénétrons dans une pièce spacieuse entièrement recouverte de grands carrés de tissu. D'un côté de la salle, le père d'Arakel et de Zohrak, aîné de la maison, dîne seul à la grande table austère. De l'autre côté de la pièce, toute la famille est rassemblée autour du poêle à bois, au plus près de la lumière et de la chaleur.

En dépit de l'isolement et de toutes les restrictions, l'amour continue de fleurir à Khndzorut. Et si les difficultés quotidiennes des adultes peuvent être désolantes, les rêves de leurs enfants irradient l'optimisme. À mi-chemin entre ces deux extrêmes, la réalité est que dans les villages de la zone frontalière, les risques et les répercussions qu'entraînent le conflit dictent la vie des habitants, en mettant des services essentiels comme l'éducation au second plan.

Le CICR mène des activités dans des villages situés des deux côtés de la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan pour aider les populations touchées à atténuer les conséquences du conflit du Haut-Karabagh. Ces activités répondent à certaines des préoccupations premières des habitants de la région, parmi lesquelles figurent la sécurité, l'accès à des terres arables et à l'eau, les soins de santé d'urgence, ainsi que le bien-être économique, social et psychologique.

En 2019, nous avons lancé un processus visant à renforcer l'accès à un enseignement convenable et continu pour les enfants qui vivent dans les villages des deux côtés de la frontière. Malgré l'insécurité et l'instabilité de leur situation, il est essentiel que les enfants bénéficient de services d'éducation de qualité et compétitifs.