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Cameroun : « Utiliser des patients comme boucliers humains, c’est une abomination »

Le chef de la délégation régionale du Comité international de la Croix-Rouge pour l’Afrique centrale parle d’un accès difficile aux soins et services de santé dans certaines régions du Cameroun en proie à la crise sécuritaire, et/ou les infrastructures sanitaires, le personnel de santé et les malades sont ciblés par certaines attaques. Il dresse au passage le bilan de l’initiative « Soins de santé en danger », 10 ans après son lancement, une initiative visant à rapprocher les soins des populations nécessiteuses dans ce contexte de violences. Entretien.

Cet article a été publié dans le journal "Mutations" n° 5622 du Mercredi 13 juillet 2022. Entretien avec Stéphane Bonamy réalisé par Guy Martial Tchinda.

Le Comité international de la Croix rouge célèbre 10 ans de l’Initiative Soins de santé en danger. Pouvez-vous nous présenter cette initiative ? Qu’est-ce qui a motivé la mise sur pied d’une telle initiative ?

Vous savez, la première des conventions de Genève qui sont un ensemble de règles qui régulent le comportement des acteurs armés pour s’assurer en particulier d’une meilleure protection des populations civiles en situation de conflit a été adoptée par les États en 1864. Cette première Convention de Genève avait pour objet spécifique la protection des infrastructures de santé, de leur personnel et des blessés et malades, en temps de conflit. C’était la première fois qu’on affirmait qu’une fois les armes déposées, toute personne avait le droit à des soins de qualité indépendamment de son affiliation politique, religieuse, militaire ou ethnique. C’était l’idéal d’Henry Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge.

En 2008, des préoccupations ont été soulevées au sein de nombreuses délégations du CICR, indiquant qu’on faisait face à un phénomène inquiétant qui était en train de se développer, lié à la protection des infrastructures de santé, du personnel, des ambulances, des malades, etc. Plusieurs équipes sur le terrain ont constaté qu’il semblait devenir normal de bombarder des hôpitaux, de cibler ou de menacer le personnel de santé, d’empêcher les ambulances d’évacuer les blessés et les malades ou d’entraver les campagnes de vaccination.

Entre 2008 et 2011, le CICR a ainsi lancé une grande étude pour essayer de rassembler tous ces cas et de déterminer l’ampleur du phénomène et identifier les causes et surtout les conséquences directes et indirectes de tels actes sur l’accès aux soins dans les zones de conflit et de violences armées et sur la résilience des systèmes de santé et quel en était le coût sur la population.
En 2011, sur la base de ce rapport, les États parties aux Conventions de Genève qui se réunissent tous les quatre ans au sein de la conférence diplomatique mouvement de la Croix rouge et du Croissant rouge ont mandaté le CICR, lors de la 31e conférence, d’initier des consultations avec les États et de formuler des recommandations pratiques visant à améliorer la protection des structures de santé et leur personnel dans les situations de conflits armés et d’autres situations de violence.

Stéphane Bonamy, Chef de la délégation régionale du CICR au Cameroun. CICR

En dix ans, quel bilan défendez-vous ? Avez-vous l’impression que votre objectif est atteint ?

C’est toujours difficile de défendre un bilan. En fait ce n’est pas au CICR de faire le bilan, mais plutôt à chaque État d’évaluer ses efforts dans la mise en œuvre des mécanismes de protection des infrastructures de santé et du personnel. Toutefois, j’aimerais commencer par dire qu’attaquer un hôpital, menacer un médecin, contraindre une infirmière à accorder un traitement préférentiel aux hommes armés autrement que sur la base des soins de santé, détourner des ambulances ou les empêcher d’évacuer des blessés ou des malades, utiliser des patients comme boucliers humains – ce ne sont pas des exemples de dommages collatéraux. Ce ne sont pas des réalités tristes auxquelles nous devons nous habituer. Ce sont des abominations et des tendances qu’il faut combattre.

Sur le plan de la mobilisation, depuis 2012, le bilan est positif. Le CICR, en partenariat avec d’autres organisations et les États, a réussi à faire de cette problématique une priorité. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies a par exemple adopté en 2016 à l’unanimité par les 15 membres du Conseil une résolution particulière rappelant l’obligation des États à protéger et respecter le personnel médical, des blessés et des malades en toutes circonstances. Cette même mobilisation s’est également retrouvée à l’Union africaine avec l’adoption d’un texte similaire en 2021 qui réitère pour le continent les engagements pris par les États. Le CICR a parallèlement tenu des tables rondes de consultation avec une vingtaine de pays, d’autres autorités et d’associations médicales, débouchant sur des recommandations pratiques concernant l’accès des ambulances, la protection physique des hôpitaux et centres de santé, la neutralité des soins, etc.

Cependant, force est de constater après 10 ans de mobilisation que la protection des soins de santé reste encore et toujours une nécessité. Les hôpitaux, les centres de santé, le personnel de santé, les ambulances continuent d’être la cible des attaques dans les conflits et autres situations de violence. Il est plus important que jamais de continuer à encourager les États et tous les acteurs partis à doubler d’efforts pour faire de l’obligation de respecter le droit et la protection des soins de santé une réalité.

Comment se portent les soins de santé dans vos zones d’intervention ?

Je commencerais par dire qu’il y a une actualité malheureuse, relative aux attaques samedi dernier sur l’hôpital de Mada dans l’Extrême-Nord, et l’incendie de l’hôpital à Mamfe dans le Sud-Ouest. Cela démontre que dans les régions affectées par le conflit interne et d’autres situations de violences, le Cameroun n’est pas exempt de cette problématique. Bien au contraire ! Améliorer la protection des soins de santé est une priorité pour le CICR au Cameroun, notamment dans le Nord-Ouest et du Sud-Ouest et les autres zones de conflit. C’est un phénomène particulièrement inquiétant qui retient toute notre attention.

Les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sont en proie à une crise sécuritaire depuis 2016 et à ce jour, ces attaques se multiplient, avec des attaques des infrastructures sanitaires. Après l’Hôpital de district de Kumba en 2019, l’Hôpital de district de Mamfe a été incendié il y a peu. Comment cette situation impacte-t-elle l’accès aux soins de santé pour les populations locales ?

Le coût d’une telle violence est énorme pour les populations. La violence armée, les menaces directes contre les centres de santé, les hôpitaux, le personnel de santé entravent l’accès des populations à des soins adéquats. Un tel environnement génère aussi un environnement de peur dans lequel les populations, mais également le personnel de santé, hésitent à s’exposer, sachant qu’à tout moment, ils peuvent être accusés de complicité ou se retrouver dans un centre de santé proche des combats. Les populations sont confrontées à prendre des risques inconsidérés pour recevoir des soins de santé adéquats, et souvent recourent à d’autres moyens moins recommandés, à la médecine alternative ou à ne pas se soigner du tout.

Le coût pour le système de santé est lui aussi énorme. La fourniture des médicaments, la disponibilité du personnel de santé, les services d’ambulance ne peuvent plus fonctionner de manière optimale. Les services d’urgence ne peuvent plus répondre aux besoins des populations. Remettre en fonction un tel système a un coût. Et là, on a affaire à des déserts médicaux, à la possible expansion des maladies et à des problèmes auxquels le système de santé ne peut plus répondre.

La simple peur de se faire kidnapper ou fusiller en se rendant dans une formation sanitaire oblige certaines personnes, même souffrantes à se terrer chez elles. Cela n’augmente-t-il pas le nombre de maladies et de malades évitables ?

Bien sûr que si. Nous tous hésiterions à deux fois connaissant de tels risques. De nombreux pays dans lesquels les soins de santé ont été l’objet d’attaques ou les campagnes de vaccination perturbées ont connu une résurgence de maladies autrefois éradiquées ou des épidémies qui étaient jusque-là contrôlées. Le réseau de soins opère comme un maillage. Si cette couverture n’existe plus ou demeure faible, la prévention et les soins ne peuvent plus fonctionner de manière efficace. Cela fait partie des coûts que les populations doivent supporter quand le système de santé est en danger.

Dans ce contexte, comment s’organisent les humanitaires, en l’occurrence le CICR pour apporter de l’assistance aux populations nécessiteuses ?

Le travail du CICR s’inscrit dans une double démarche : soutenir directement les structures de santé au plus près des populations les plus vulnérables et inscrire son soutien dans le renforcement du système de santé en général. Le CICR soutient actuellement des structures de santé dans le Grand Nord et dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Ceci passe par une collaboration avec les autorités sanitaires pour inscrire ce soutien dans la durée.

Est-il aisé de retrouver les patients ayant besoin d’assistance ?

Notre travail n’est pas tant de retrouver les patients, mais plutôt de leur permettre de trouver les soins le plus près possible. C’est un travail de consultation d’abord. Le CICR s’entretient avec les autorités en charge de la santé, évalue les besoins en qualité et en nombre et décide finalement du soutien géographique et qualitatif qu’il apportera. L’assistance du CICR est toujours basée sur les besoins des populations les plus vulnérables sans aucune considération autre que la nécessité médicale.

Parlez-nous de votre collaboration avec les autorités sanitaires et sécuritaires sur place dans vos zones d’intervention.

Le CICR travaille en toute transparence avec tous les acteurs politiques, sécuritaires, sanitaires. Nous nous assurons que d’un côté nos principes d’action en particulier la neutralité et l’impartialité soient bien compris, et de l’autre nous les mettons en pratique. C’est très important. C’est grâce à cette transparence (tout le monde sait ce que nous faisons, où nous le faisons, comment nous le faisons et pourquoi nous le faisons) et à la mise en pratique de nos principes que nous réussissons à créer un environnement d’acceptation et de confiance.

Dans quel état d’esprit les personnels de santé travaillent-ils dans ces zones ?

Nous avons rencontré bon nombre de médecins, d’infirmiers, mais aussi de conducteurs d’ambulances. Ils sont tous et toutes affectés d’une manière ou d’une autre par la crise. Certains ont été menacés pour avoir prodigué des soins à la partie adverse, d’autres ont été emprisonnés pour les mêmes raisons. Certains ont été kidnappés, voire tués. Rester en vie, garder sa sécurité est devenu pour beaucoup un objectif majeur dans bon nombre de structures, parfois au détriment de la mission première qui est celle d’assurer un accès aux soins à tout le monde.

Les autorités accusent régulièrement les humanitaires d’exfiltrer les combattants du camp adverse. Comment s’organise la prise en soins des personnes dans une zone en proie à une crise sécuritaire et qui est-on autorisé à soigner ?

Quel que soit le cadre légal (national et international), quelles que soient les circonstances, l’accès aux soins dans l’urgence et sur le long terme est le même pour tout le monde, quel que soit son statut, son affiliation politique, sécuritaire, religieuse ou ethnique. Et ceci en toutes circonstances, en tout lieu. Le seul critère de discrimination est l’urgence médicale.

Il faut faire la distinction entre assurer les soins et considération sécuritaire ou judiciaire. Les deux sont importants certes, mais il n’est pas de la responsabilité d’une organisation humanitaire ou d’une structure de santé de se préoccuper de l’arrestation ou de la capture d’une personne. C’est le travail des autorités qui s’assurent aussi du respect de l’ordre et du cadre légal. Demander aux personnels de santé de prendre la responsabilité judiciaire ou sécuritaire c’est les détourner de leur mission première et les exposer au danger.

À partir de quel moment un organisme humanitaire peut-il être accusé d’exfiltrer des terroristes ? N’y a-t-il pas des cas où ces humanitaires passent outre les principes qui encadrent ce travail ?

Les humanitaires travaillent dans un cadre défini par des principes qui permettent d’assurer que leur objectif reste strictement humanitaire. La neutralité en particulier permet de se dégager de toute contingence politique, religieuse, ethnique et de se concentrer sur les besoins en toute impartialité.

C’est le consensus sur ces principes qui fait que les humanitaires sont acceptés. Quand ce consensus est rompu, d’un côté ou de l’autre, l’acceptation des humanitaires est mise en danger.

Dans les zones affectées par les conflits ou les autres situations de violence, on a vu se développer ces dernières années un discours criminalisant et/ou rejetant certaines activités humanitaires perçues comme soutenant l’un côté contre l’autre. C’est le cas des activités médicales. Cette criminalisation des activités médicales remet en cause le fondement même, la nature même de ces mêmes activités, à savoir donner accès aux soins à toute personne blessée ou malade indépendamment de ses origines, de ses affiliations politiques, religieuses ou sécuritaires.

Comment améliorer l’accès aux soins de santé dans cette partie du pays et bien d’autres qui sont aussi en proie aux crises sécuritaires à l’instar de l’Extrême-Nord avec les incursions de Boko Haram ?

Dans l’environnement actuel, cela passe d’abord par une sanctuarisation des structures de santé. On n’attaque pas les centres de santé, on ne brûle pas les hôpitaux, on protège le personnel de santé.
Améliorer l’accès aux soins, c’est également faciliter le travail des organisations humanitaires sur la base d’un dialogue ouvert. C’est recréer un consensus autour des principes d’humanité, de neutralité et d’impartialité.
Dans beaucoup de pays qui connaissent un conflit ou d’autres violences, le cadre légal, y compris le cadre légal contre le terrorisme, prévoit des exemptions humanitaires, qui, construites sur une compréhension commune de l’action humanitaire, aident à créer un espace dans lequel les populations trouvent leur accès à des services essentiels facilités, tout en assurant aux autorités une capacité de contrôle.

Comment comptez-vous appuyer le Cameroun sur ce chantier ?

On appuie déjà le Cameroun depuis 30 ans, notamment sur le renforcement du droit et l’intégration dans les cadres nationaux et certaines dispositions du droit international. Tout s’est toujours bien passé ; on essaie d’être le plus constructif possible et on appuie l’État dans sa volonté de respecter l’état de droit. Au cours de ces 30 dernières années, nous avons toujours eu un dialogue ouvert et transparent avec les autorités. De l’autre côté, on soutient les populations qui sont en zone de conflit dans l’Extrême-Nord ou celles qui sont en situation de violence dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest à travers notre assistance qui se traduit par un meilleur accès à l’eau potable et aux soins de santé.

10 ans après le début de l’initiative soins de santé en danger, quelles perspectives pour la suite ?

La priorité c’est de continuer à mobiliser les États et les acteurs impliqués dans cette initiative ; la priorité c’est également de réexaminer comment les engagements pris se traduisent concrètement dans les mécanismes de protection. C’est ça le plus difficile. Le CICR a organisé récemment une session ministérielle en marge de l’Assemblée générale de l’Organisation mondiale de la santé pour discuter de la duplication des bonnes pratiques enregistrées dans certains États. La semaine prochaine, il est prévu un atelier en Afrique pour discuter de ces bonnes pratiques et le Cameroun en est un acteur majeur.

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