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« Elle repose désormais en paix »

Stephen Fonseca, expert forensique du CICR, revient sur sa mission au Mozambique, pays dévasté après le passage du cyclone Idai en 2019.

Il y a une année, le cyclone Idai s'abattait sur le Mozambique, le Zimbabwe et le Malavi, frappant durement plus de trois millions de personnes. Un mois après, c'était une autre tempête tropicale baptisée du nom de Kenneth qui balayait la région.

Stephen Fonseca, expert forensique du CICR, était parmi les premiers intervenants à se rendre sur place après le passage des cyclones. L'équipe du CICR couvrant l'Afrique australe s'est récemment entretenue avec lui et lui a demandé ce qu'il avait vécu à son arrivée au Mozambique.

Question : Quelle était la situation sur place après le passage des cyclones Idai et Kenneth ?

Stephen : C'était le chaos. Lorsque nous sommes arrivés sur place, nous avons rapidement dû définir des priorités dans ce que nous allions faire face à cette catastrophe. Les inondations sont toujours un défi logistique dans la mesure où elles détruisent toutes les voies de communication, rendant difficile l'acheminement de vivres et de médicaments, ainsi que la mise en place de mécanismes de soutien essentiels. Dans notre situation, la principale difficulté a été de pouvoir accéder aux communautés touchées pour commencer à prendre en charge les dépouilles des victimes de manière digne et adéquate.

Je ne peux pas dire assez à quel point les locaux ont fait preuve d'hospitalité à notre égard. Les fermiers nous ont accueillis chaleureusement, se rendant bien compte de l'importance de notre travail. Certains se sont même mis à collecter des données pour nous aider.

 

Question : Quel est le rôle des experts forensiques dans une situation de catastrophe naturelle comme celle-ci ?

Stephen : Notre travail consiste essentiellement à gérer les dépouilles mortelles de manière digne et adéquate, et à les identifier. Nous nous employons à mettre en place des systèmes qui nous permettent de traiter les informations que nous parvenons à collecter au milieu du chaos ambiant. Quant aux corps que nous récupérons, nous gardons toujours à l'esprit que nous avons affaire à des personnes. Des personnes qui ont le droit d'être inhumées dans la dignité et dont nous avons le devoir d'établir l'identité pour les reconnecter à leurs familles.
Nous rencontrons aussi des chefs communautaires et des représentants des autorités locales pour leur donner des conseils et leur offrir notre soutien, sur la base de l'expérience qui est la nôtre en la matière.

 

Question : Pourriez-vous nous décrire une journée de travail habituelle sur le terrain ?

Stephen : Les catastrophes naturelles engendrent des bouleversements difficiles à prévoir sur le plan environnemental. C'est différent de ce qu'on peut rencontrer dans une situation de conflit. Je commençais mes journées très tôt, avec comme principale préoccupation de récupérer des cadavres. Mon équipe et moi étions toujours accompagnés d'un représentant des autorités nationales. Ensemble, nous rencontrions les chefs communautaires, puis nous nous mettions en route pour de longues heures, à la recherche des dépouilles des victimes.

Récupérer des corps dans des marécages et des environnements très inhospitaliers comme ceux dans lesquels nous opérions était une tâche extrêmement difficile. Dans la région, le paludisme est endémique ; il fallait se protéger des moustiques. Nous parcourions à pied des kilomètres sur des terrains complètement détrempés ; c'était épuisant. Évoluer dans la boue, c'est comme marcher dans du ciment. Vous avez l'impression que vos bottes sont aspirées par la vase, et à chaque pas que vous faites, vous vous embourbez davantage, ce qui rend la progression toujours plus pénible.

Parfois, nous tombions sur des corps entiers, d'autres fois, seulement sur des fragments, un os, par exemple. Mais quoi que nous trouvions, c'était important, parce que c'était chaque fois d'une personne qu'il s'agissait ; et c'était peut-être tout ce que nous pourrions restituer à une famille. Cependant, plus les conditions dans lesquelles nous travaillions étaient rudes, plus les recherches étaient laborieuses. Certaines contrées étaient par exemple infestées de crocodiles, ce qui nous obligeait à prendre davantage de précautions. Nous sommes aussi tombés sur des traces d'hippopotame, et nous redoutions en permanence qu'il y ait des serpents.

Quoi qu'il en soit, les recherches étaient toujours difficiles. Et lorsque nous retrouvions un corps et que nous le restituions aux membres de la famille, nous le faisions avec toute la dignité et le respect qui s'imposent. En particulier lorsque le corps avait commencé à se décomposer et qu'il se désintégrait dans l'eau lorsque nous le manipulions. Il nous est arrivé de ne pas pouvoir récupérer certains corps, par exemple lorsqu'ils étaient pris dans les hautes branches d'un arbre et qu'il aurait été trop périlleux de nous y aventurer. Nous nous sommes aussi parfois retrouvés dans l'impossibilité de transporter des dépouilles pour les centraliser dans un lieu commun. Nous devions alors les enterrer et marquer l'endroit pour que les familles puissent ensuite aller se recueillir sur ces tombes improvisées, et entamer leur processus de deuil.

 

Question : Estimez-vous que la présence systématique d'experts forensiques lors d'interventions en cas de catastrophes de grande ampleur est nécessaire ?

Stephen : Dans les catastrophes, quelle est la pire chose qui puisse arriver ? La mort ; la mort ou la disparition d'un être aimé. Tout le reste est remédiable. Pour les acteurs humanitaires que nous sommes, la préservation de la vie est ce qui nous tient le plus à cœur. Mais nous ne devons jamais perdre de vue que, lorsque les choses reviennent à la normale, les familles veulent savoir ce qu'il est advenu de leurs proches ; et que même si ceux-ci sont morts, elles ont le droit de savoir où ils se trouvent.

Nous, les experts forensiques, ne devrions jamais être absents des interventions lors de catastrophes : il est essentiel que nous fassions systématiquement partie intégrante du dispositif. Si notre priorité est la préservation de la vie, il faut savoir que lorsqu'une personne est portée disparue, cela peut prendre des années, voire des décennies, avant que l'on puisse établir un lien entre les restes d'une personne et sa famille. Nous devons agir sans perdre de temps et collecter un maximum de données, de manière à ce que les familles aient toutes les chances de retrouver un jour le corps de leur proche disparu. Dans la plupart des catastrophes, ce dont les familles souffrent le plus, longtemps après que tout est rentré dans l'ordre, c'est d'avoir perdu un proche ou d'en avoir perdu la trace.

 

Question : Y a-t-il un événement lié à cette tragique catastrophe qui reste à jamais gravé dans votre mémoire ?

Stephen : Je me souviens de cette fois où les habitants d'un village sont venus nous chercher pour nous emmener à un endroit situé au bord d'une rivière. Les rives avaient cédé sous la pression des eaux, inondant les terrains avoisinants et décimant les collectivités qui y étaient installées. Les flots avaient déferlé avec une puissance inouïe, projetant une fillette à 15 ou 20 mètres de hauteur, dans les branches supérieures d'un arbre. Lorsque nous sommes arrivés sur place, son petit corps pendait la tête en bas, nu. Elle semblait avoir entre six et dix ans.

Les gens nous avaient conduits là dans l'espoir que nous pourrions récupérer le corps de l'enfant. Mais, dans ce genre de situations, il est malheureusement évident que c'est la sécurité qui prime. Nous ne pouvions prendre le risque de nous blesser ou de nous tuer en essayant de récupérer sa dépouille. La rivière qui coulait juste au pied de l'arbre était très profonde et on disait qu'elle était infestée de crocodiles. En plus, de nombreux serpents étaient enroulés autour du tronc, sur lequel ils avaient été précipités par les flots.

Nous avons donc considéré qu'il était trop périlleux de tenter quoi que ce soit, et nous nous sommes finalement résolus à abandonner le corps de l'enfant dans l'arbre, même si ça allait à l'encontre de nos principes et de notre éthique professionnelle. L'idée que cette fillette n'allait pas pouvoir être inhumée dignement nous tourmentait tous. Nous étions bien conscients de la grande déception de ces villageois qui, tous les jours, continueraient d'être confrontés au triste spectacle de ce petit corps suspendu dans l'arbre. Et ce jour-là, c'est la mort dans l'âme que nous sommes retournés à notre base.

La bonne nouvelle c'est que, quelques jours plus tard, les villageois sont revenus vers nous. Ils s'étaient arrangés pour rendre l'accès à l'arbre plus sûr. Ils avaient chassé les crocodiles en les effrayant avec le moteur de leurs barques. Si bien que, bravant le risque de tomber sur des serpents dissimulés dans la végétation, nous sommes retournés sur place ; et grâce à un système de cordes, nous avons entrepris de redescendre le corps de la fillette. Des hommes surveillaient l'opération depuis leurs barques pour pouvoir le récupérer rapidement, au cas où celui-ci nous échapperait.

Nous sommes finalement parvenus à nos fins. Nous avons inhumé la fillette et marqué clairement l'endroit de sa tombe. Pour moi, cela a été un énorme soulagement. Je ne pouvais en effet pas imaginer de quitter le Mozambique hanté par l'image de cet enfant dont le corps allait rester suspendu aux branches de cet arbre plusieurs semaines encore, avant qu'il ne finisse par se décomposer totalement.

Aujourd'hui, la petite fille est enterrée. Elle repose désormais en paix et sa famille a un endroit où aller se recueillir.