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Pakistan : Karachi dit « non » à la violence contre les agents de santé

The News, grand journal pakistanais, a récemment publié que 130 médecins ont été tués et 150 kidnappés dans la seule ville de Karachi entre 2012 et 2014. Ces faits s'ajoutent à d'autres incidents violents qui ont entraîné des blessures chez les agents de santé et des dégâts concernant les hôpitaux, les ambulances et les équipements.

Au Pakistan, la violence contre les services de santé n'est que trop fréquente. Mais aujourd'hui, on s'attaque à ce problème par une initiative exemplaire, qui pourrait être reproduite ailleurs dans le pays et au-delà des frontières. En 2014, la délégation du CICR au Pakistan, l'APPNA Institute of Public Health, le Jinnah Postgraduate Medical Centre (JPMC), la Research Society of International Law (RSIL) et l'Indus Hospital ont conjugué leurs efforts pour lancer un projet intitulé Les soins de santé en danger, accueilli par Karachi, afin de protéger les agents de santé.

Le projet comporte trois grandes composantes. Premièrement, en 2015, la RSIL et le CICR ont examiné le cadre juridique de la fourniture des services de santé à Karachi. L'objectif était de repérer les lacunes dans le système juridique et de formuler des recommandations pour que le gouvernement renforce la législation nationale qui protégerait les agents de santé et les patients.

Deuxièmement, l'APPNA, le JPMC et le CICR ont réalisé une étude sur la violence contre les services de santé – les types de violence et leur impact et comment ils sont considérés et/ou tolérés – et ont suggéré des moyens de venir à bout du problème.

Troisièmement, le CICR en collaboration avec certains de ses partenaires et deux importantes sociétés d'ambulance de la ville, la Fondation Edhi et la Fondation Aman, a lancé une campagne de sensibilisation du public sur l'importance de respecter et de protéger les services ambulanciers.

Dans le présent entretien, le docteur Seemin Jamali et le professeur Lubna Baig évoquent leurs expériences en rapport avec le projet à Karachi.

Pourquoi avez-vous décidé de vous investir dans le projet Les soins de santé en danger ?

Docteur Seemin Jamali : Comme je gère depuis plus de 25 ans la salle des urgences la plus importante de Karachi, j'ai été témoin de bon nombre d'actes de violence et de menaces à l'égard des services de santé. Mes collègues et moi avons vu des patients tués dans leur lit d'hôpital par des milices rivales sous nos propres yeux. Nous avons été menacés par des hommes brandissant des kalachnikovs à l'intérieur de l'hôpital.

Nous sommes régulièrement confrontés à des hommes en colère qui exigent que nous réanimions des personnes amenées sur des civières alors qu'elles sont déjà mortes. Nous avons eu des auteurs d'attentat-suicide blessés, amenés dans la cour avec des explosifs toujours attachés à leur corps. Une fois, j'ai été projeté en l'air par une onde de souffle quand une attaque a ciblé notre hôpital, lequel était déjà plein de morts et de blessés accompagnés de leur famille.

Quand le personnel du CICR a pris contact avec moi pour ce projet, il n'a pas eu besoin de me convaincre qu'il nous fallait faire quelque chose à Karachi pour changer tout cela.

Professeur Lubna Baig : Cette question me tenait à cœur. J'ai été confrontée à divers degrés de violence dans ma carrière de médecin ; beaucoup de mes amis dans le secteur de la santé ont été gravement blessés, certains sont décédés et des professionnels qualifiés ont quitté le pays à cause de menaces ou d'actes de violence.

En tant que chercheuse, j'ai voulu examiner le problème de fond en comble et je n'ai pas été surprise de constater que ce dont les médias rendent compte est la partie émergée de l'iceberg. Il s'agissait de la première étude de santé publique de cette ampleur, consacrée à la violence à Karachi. Nous avons obtenu 822 réponses à notre questionnaire, créé 17 groupes de discussion et mené 42 entretiens approfondis avec des médecins, des infirmières, des auxiliaires médicaux, des agents de sécurité et d'autres agents hospitaliers, des chauffeurs d'ambulance, et des personnes issues des médias et des services responsables du maintien de l'ordre (Citizens Police Liaison Committee, Pakistan Rangers et forces de police).

C'était également la première étude réalisée par des partenaires multiples et combinant des travaux de recherche quantitative et qualitative. Près de deux tiers des participants avaient été victimes ou témoins d'actes de violence l'année précédente et un tiers ont signalé avoir été victimes d'une certaine forme de violence. La violence verbale était plus courante que la violence physique. Dans près de la moitié des incidents, les actes de violence ont été perpétrés par plusieurs auteurs. Les principaux auteurs étaient les personnes accompagnant les patients, puis des personnes non identifiées. Les départements et les services d'urgence étaient les sites où la violence s'exerçait le plus souvent.

Comment utilisez-vous les résultats de ce travail de recherche ?

Professeur Lubna Baig : Les résultats nous ont permis de comprendre la complexité du problème et nous traduisons maintenant les recommandations en actes constructifs, telle qu'une campagne publique visant à promouvoir le respect des services ambulanciers. Selon moi, pour pouvoir vraiment changer les choses dans la vie des gens, il faut des mesures concrètes fondées sur une analyse objective du problème.

Docteur Seemin Jamali : Parmi les conclusions de l'étude, il a été souligné que les agents de santé ont une formation insuffisante pour gérer la violence. Nous avons donc mis en place une série d'ateliers pour remédier à cela. La réaction des membres de mon personnel a été très largement positive. Les gens ont volontairement pris part aux cours sur les moyens de gérer et de désamorcer la violence. Pendant les séances, il y a toujours un moment où les personnes s'ouvrent et se mettent à parler de leurs expériences. Et croyez-moi, tout le monde a une histoire à raconter ! Nous espérons que les compétences enseignées aux membres du personnel les aideront à rester sains et saufs pendant leur service, mais je pense que le seul fait que quelqu'un s'intéresse à leurs problèmes est déjà thérapeutique.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans ce projet ?

Professeur Lubna Baig : Certains établissements de santé n'ont pas été très coopératifs et nous nous sommes heurtés à des obstacles en rapport avec les opérations de maintien de l'ordre à Karachi. Il y a également des avis divergents, que nous devons combattre, sur l'approche à adopter pour protéger les agents de santé, comme par exemple autoriser ces derniers à porter une arme à feu.

Docteur Seemin Jamali : On aurait dû s'attaquer au problème depuis longtemps. L'inaction contre la violence récurrente est dangereuse parce qu'elle peut se transformer en acceptation, ce qui devient alors plus difficile à changer. Certaines personnes pensent peut-être que les agents de santé sont des héros, mais cela ne signifie pas qu'ils doivent supporter de la violence gratuite qui les empêche de faire leur travail. Nous ne devons pas avoir peur de dire « non » à la violence contre les soins de santé.

Le docteur Seemin Jamali est le directeur exécutif adjoint du Jinnah Postgraduate Medical Centre à Karachi. Le professeur Lubna Baig est la pro-vice-rectrice de la Jinnah Sindh Medical University et la doyenne de l'APPNA Institute of Public Health.

Pour mieux connaître le projet

  • Vous pouvez télécharger les rapports ci-après :
  1. Violence against health care: Results from a multi-centre study in Karachi
  2. Towards protecting health care in Karachi: A legal review
  3. Protéger les soins de santé : recommandations clés
  • Pour en apprendre davantage sur le projet Les soins de santé en danger et sur la protection des soins de santé, visitez notre site web : http://healthcareindanger.org/fr/
  • Suivez-nous sur Twitter : @HCIDproject et associez-vous à notre appel à protéger les soins de santé : #ProtectHealthCare