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Rakhine : les retours de personnes déplacées devront être sûrs, dignes et volontaires

Discours prononcé par le président du CICR lors du Shangri-La Dialogue à Singapour, le 2 juin 2018

Familles déplacées recevant de l'aide à Cox's Bazar. CC BY-NC-ND / CICR / Sheikh Mehedi Morshed

Je me félicite de pouvoir, aujourd'hui, ajouter un point de vue humanitaire à cette table ronde avec des spécialistes de la sécurité des pays les plus touchés par la crise dans l'État de Rakhine. Je tiens à remercier l'Institut international d'études stratégiques d'avoir invité le CICR à faire part de ses observations lors de cet événement. Il est en effet essentiel d'intégrer la dimension humanitaire dans les débats sur la sécurité qui entourent cette crise.

De notre point de vue, la situation du Rakhine est comparable à bien des égards à ce que nous avons pu connaître dans d'autres contextes :

• des déplacements massifs de populations provoqués par de multiples formes de violence (politico-militaires, intercommunautaires) ainsi que par des violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l'homme ;
• une crise qui s'inscrit de plus en plus dans le long terme sans que des solutions politiques ne se profilent à l'horizon, et dans le cadre de laquelle des organisations humanitaires apportent de l'aide à un grand nombre de bénéficiaires sur une période prolongée ;
• enfin, des situations d'urgence immédiate qui viennent aggraver des difficultés d'ordre plus structurel (telles que la pauvreté, l'injustice, l'exclusion sociale ainsi qu'une administration défaillante), précipitant des pays et des régions entières dans des conflits de longue durée.
Aujourd'hui, aussi bien à Cox's Bazar qu'au Rakhine, le CICR et plus largement la communauté humanitaire s'emploient encore essentiellement à fournir des secours et une aide d'urgence pour répondre aux besoins vitaux des populations, en se conformant à des principes et à des pratiques bien établis.

Par exemple, le CICR double actuellement ses distributions de vivres au Rakhine afin de pourvoir aux besoins des communautés avant que la saison des pluies, imminente, ne rende de nombreuses zones inaccessibles. En collaboration avec ses partenaires, la Croix-Rouge du Myanmar et la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, il assure également le fonctionnement de dispensaires mobiles et distribue des biens de première nécessité. En outre, il aide des milliers de personnes dispersées de part et d'autre de la frontière à reprendre contact avec leurs proches.

Le CICR ne s'efforce pas seulement d'atténuer les effets de la violence. Il a également pour mandat de protéger les populations touchées par la guerre et la violence en favorisant le respect du droit. À cet égard, notre institution déploie une panoplie d'activités qui améliorent son accès au terrain et lui apportent une compréhension unique de la dynamique du conflit. Elle s'emploie notamment à :

• visiter les lieux de détention du Rakhine ou d'autres régions du Myanmar ;
• promouvoir le respect du droit international humanitaire auprès des groupes armés non étatiques et entretenir un dialogue sur la conduite des hostilités avec les parties au conflit ;
• sensibiliser les forces armées aux enjeux de santé, tels que la protection des infrastructures médicales et des personnels de santé, et les former à la prise en charge chirurgicale des blessés de guerre ou des blessés par arme.

Il peut sembler évident que le CICR fournisse de tels services, mais rien ne saurait être tenu pour acquis dans les contextes actuels : même les programmes humanitaires les plus élémentaires nécessitent d'établir des relations de confiance avec l'ensemble des acteurs et des autorités. L'assistance humanitaire doit être fournie de façon neutre et impartiale, en tenant compte des différentes tensions susceptibles d'exister dans une situation de conflit. Tout manquement à ces principes se traduirait par une aggravation des antagonismes. En ce sens, je me réjouis que notre action à long terme au Myanmar et au Bangladesh contribue in fine à la résolution de la crise actuelle, grâce à notre approche humanitaire fondée sur des principes stricts de neutralité, d'impartialité et d'indépendance et au dialogue confidentiel que nous entretenons sur certaines questions sensibles avec les différentes parties.

Parallèlement au déploiement des secours d'urgence, des solutions pérennes doivent être recherchées de toute urgence, que ce soit par les acteurs humanitaires et du développement ou par les autorités. Déjà avant que n'éclate la crise actuelle, le CICR prenait part à des activités visant à stimuler le développement économique et à améliorer l'accès à l'eau et à la santé dans la région de façon durable. Cette action, qu'il poursuit aujourd'hui, est conforme aux recommandations humanitaires formulées par la commission consultative pour l'État de Rakhine présidée par M. Kofi Annan. Nous avons hâte qu'elles soient adoptées par les sphères politiques et mises en œuvre sur le terrain. Les recommandations de cette commission illustrent remarquablement de quelle façon les réponses humanitaires et politiques peuvent, et devraient, être complémentaires.

Nous reconnaissons que les solutions politiques ne sont pas simples. Néanmoins, force est de constater que les conditions de vie dans les camps ne sont pas tenables. C'est la raison pour laquelle nous demandons instamment la mise au point sans délai de solutions pérennes qui permettent des retours sûrs, dignes et volontaires. À notre connaissance, la très grande majorité des personnes déplacées ne se sentent pas encore prêtes à rentrer chez elles. Avant qu'elles ne retrouvent la confiance nécessaire à ce retour, il faudra non seulement mener des activités humanitaires pour atténuer les effets de la crise, mais également prendre des mesures politiques efficaces visant à :

• garantir la liberté de mouvement ;
• assurer l'accès aux services essentiels ;
• protéger la liberté d'entreprendre une activité économique et d'accéder aux marchés du Rakhine ;
• et, surtout, donner confiance dans les dispositions mises en place pour garantir la sécurité des rapatriés.
À l'heure actuelle, nous sommes encore bien loin de réunir ces conditions à grande échelle.

Et, même si les retours commençaient aujourd'hui et suivaient la feuille de route et le calendrier envisagés par le Bangladesh et le Myanmar, il faudrait vraisemblablement plusieurs années avant d'en voir la fin.

En attendant, les personnes qui vivent aujourd'hui dans des camps au Bangladesh doivent être en mesure de vivre dans la dignité et d'avoir accès aux services essentiels.

Les familles ne pourront pas préserver cette dignité si elles doivent vivre pendant des années sous des abris de fortune ouverts aux intempéries de la mousson.
Les enfants ne peuvent pas être privés d'éducation des années durant.
Les malades et les personnes âgées ne peuvent pas se passer de soins médicaux.
Personne ne peut vivre dans une incertitude permanente, sans l'espoir d'une vie meilleure.

Il nous faut agir concrètement et sans attendre, d'autant plus que la mousson approche. Et nous devons insister pour que soient adoptées des solutions menant à une amélioration durable du sort de tous ceux qui, au Bangladesh, attendent de pouvoir rentrer un jour chez eux.

Alors que nous voici réunis au cœur même de l'Asie, je ne peux que souligner le rôle important que cette région doit jouer dans l'instauration d'une atmosphère propice à la résolution politique de la crise du Rakhine, dont les causes anciennes et sous-jacentes devront être prises en compte. Des ressortissants du Myanmar ont été déplacés ou ont migré dans toute l'Asie et certains d'entre eux ont trouvé refuge dans vos pays depuis des décennies.

Nous tous ici présents, dans le public et surtout autour de cette table, connaissons bien les facteurs géopolitiques susceptibles de jeter de l'huile sur le feu. Les clivages que la crise du Rakhine suscite sur les plans religieux, économique, politique et de la sécurité, ainsi que les alliances de circonstance qu'elle a fait naître, en font l'un des conflits les plus internationalisés et les plus longs au monde. Il est impératif que la région fasse son possible pour éviter qu'il ne s'étende encore davantage.

Nous tous ici présents sommes conscients qu'à trop durer, le désespoir et l'impuissance ressentis par les victimes de violences peuvent avoir des effets désastreux à long terme sur les individus, les communautés et les États. Et nous savons tous que le respect du droit international humanitaire et de l'état de droit peut contribuer à mieux protéger les populations touchées par la crise, à leur redonner espoir et à prévenir leur radicalisation.

Permettez-moi de conclure en suggérant d'envisager trois axes pour améliorer la situation sur les plans humanitaire et de la sécurité :
1. Défendre la dignité des personnes déplacées au Bangladesh et faire tout ce qui est en notre pouvoir pour leur garantir un retour sûr et digne, lorsque les conditions nécessaires seront réunies et dans le respect du principe de non-refoulement.
2. Appuyer le gouvernement du Myanmar dans la mise en œuvre diligente des recommandations formulées par la commission consultative pour l'État de Rakhine. Articulées autour de cinq domaines thématiques – la prévention des conflits, l'assistance humanitaire, la réconciliation, le renforcement des institutions et le développement – ces recommandations contiennent tous les ingrédients nécessaires pour résoudre cette crise humanitaire et de sécurité.
3. Veiller à ce que les opérations de sécurité soient menées dans le respect absolu des principes du droit international humanitaire : ne pas prendre de civils pour cible, ne pas infliger de souffrances inutiles et appliquer les principes de nécessité militaire et de proportionnalité.

Discours prononcé par M. Peter Maurer, président du Comité international de la Croix Rouge, lors de la table ronde sur la crise humanitaire et de sécurité dans l'État de Rakhine, qui s'est tenue le 2 juin 2018 dans le cadre du Shangri-La Dialogue, à Singapour