Déclaration

Forum de Dakar: « Il n’y aura pas de sécurité sans sécurité humaine »

A l’occasion du Forum international pour la paix et la sécurité de Dakar, Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), estime qu'il n'y aura pas de stabilité ou d'émergence en Afrique en se concentrant uniquement sur des approches militaires. Il est nécessaire d'investir dans l'humain.

Propos de Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), échangés avec ses interlocuteurs de haut niveau lors du Forum international pour la paix et la sécurité de Dakar de 2021- Panel sur les enjeux de stabilité et d'émergence en Afrique dans un monde post Covid-19.

Permettez-moi de remercier Son Excellence Monsieur le Président Macky Sall, pour son invitation au Forum de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique. J'ai le grand plaisir de retrouver cet espace riche d'échange et de discussion, devenu évènement international incontournable.

En 2014, j'ai eu le privilège de participer à la clôture de la première édition du Forum. Aujourd'hui, j'ai l'honneur de partager la perspective du Comité international de la Croix-Rouge et d'amener, c'est mon souhait, des éléments de réflexion qui animeront les discussions.

2014 et 2021 portent un parallèle frappant, celui de deux crises sanitaires, Ebola et la COVID-19. Ces crises, différentes dans leur impact humanitaire et leur dimension géographique, ont cependant mis en exergue des qualités communes nécessaires pour en sortir : résilience, ténacité et innovation.

La réponse du continent africain au Covid-19 s'incarne dans une collaboration régionale effective et un effort commun de préparation aux crises sanitaires futures. Je tiens à souligner la réponse des Centres africains de contrôle et de prévention des maladies ainsi que le Partenariat pour la production des vaccins africains qui permettra, dès 2022 la production de vaccins ARN messagers au Sénégal et au Rwanda ; mais aussi le travail remarquable de l'Institut Pasteur de Dakar ayant formé les laboratoires de 25 pays et ainsi permis le déploiement régional des capacités de test.

Cet effort doit nécessairement s'inscrire dans la durée car nous ne sommes pas encore dans une phase post-Covid-19. L'apparition de nouveaux variants, Omicron le plus récemment, nous impose de rester vigilants.

A ce jour, seule 7,2 pour cent de la population africaine est intégralement vaccinée contre le Covid-19. L'accès équitable aux vaccins n'est pas encore une réalité pour des millions de personnes, en particulier les plus vulnérables vivant dans des situations de crises, de conflits armés et de violence qui ne sont pas encore inclus dans les campagnes de vaccination.


Nous réitérons nos appels aux dirigeants à fournir les doses promises de manière concertée, anticipée et permettant l'utilisation effective par les pays destinataires. Nous déplorons le fait que des doses de vaccin deviennent inutilisables, car données tardivement et avec une date de péremption trop proche. C'est le constat fait en novembre 2021 par le African Vaccination Acquisition Trust (AVAT), les Centres africains de contrôle et de prévention des maladies et COVAX.

La réponse au Covid-19 doit également être l'opportunité d'investir de manière plus large dans les systèmes de santé, pour sortir d'une focalisation sur la seule pandémie et pour répondre d'une manière plus significative aux besoins de santé multiples des populations.

N'oublions pas non plus que la réponse aux défis de santé ne saurait être que purement technique ou technocratique. Dans des contextes de division politique et de conflit armé, afin de mettre en œuvre nos activités de santé, nous constatons :

  • l'importance de la confiance des populations ;
  • l'importance d'avoir accès à ces populations vivant dans les territoires contrôlés par des groupes armés qui limitent leur accessibilité aux services ;
  • l'importance également des leaders communautaires et religieux, des groupes de la société civile et autres acteurs pour surmonter les réticences à la vaccination et à certains traitements.

Si la pandémie est un défi global, une réponse efficace demande une compréhension des contextes socio-politiques et culturels. C'est la raison pour laquelle notre réponse à la pandémie adhère toujours à une logique plus large d'engagement du CICR sur le continent africain.

En 2021, le CICR est intervenu dans 35 contextes. Le Soudan du Sud, le Nigeria, la République Démocratique du Congo, la Somalie et la Libye sont parmi les dix contextes opérationnels les plus importants au niveau global. En 2022, la réponse opérationnelle du CICR en Afrique aura représenté 43 pour cent du budget terrain de l'institution, 890 millions de francs suisses soit plus 500 milliards de francs CFA. Derrière ces chiffres se trouve la volonté continue et l'engagement de rester au plus proche des populations, de comprendre leurs situations et de répondre au mieux à leurs besoins.

Cette année, lors de mes missions en République centrafricaine, en Ethiopie et au Mozambique, j'ai pu constater que, pour des communautés déjà exposées aux conséquences des conflits armés et du changement climatique, le Covid-19 représente un défi majeur.

 

Face à la multiplicité des chocs, la situation humanitaire de ces personnes est alarmante : leur accès aux services essentiels de base tels que l'eau, l'alimentation et la santé, est sérieusement compromis ; leurs moyens de subsistance sont détruits ou sévèrement érodés ; celles et ceux qui par leur accès au secteur informel de l'économie ont pu survivre avant la pandémie ont vu disparaître ou se réduire leurs revenus.


Nous voyons des conflits qui se prolongent, des situations qui se détériorent dans le Sahel et la région du Lac Tchad mais aussi dans la Corne et le sud de l'Afrique, et de nouvelles lignes de front qui se créent. Les acteurs armés issus d'alliances complexes, - étatiques, multinationales, civiles et militaires – se multiplient et viennent soutenir les parties au conflit. Quand ces alliances compliquent les solutions politiques et participent à la prolongation des conflits ; quand elles s'accompagnent d'un manque de clarté sur les personnes responsables pour la protection des populations civiles, alors les souffrances humaines augmentent.

Aujourd'hui, 24 millions de personnes sont déplacées internes en Afrique. En juillet 2021, dans sa résolution 486, la Commission Africaine des Droits de l'Homme et des peuples a exprimé son inquiétude à propos de cette situation et a exprimé le besoin urgent de prendre des mesures pour les personnes portées disparues et leurs familles. Les 48 000 cas documentés par le CICR sur le continent ne représentent qu'une fraction de la realité.

Il existe une crise de protection majeure : pour les personnes déplacées, les personnes disparues et leurs familles, les survivants de violences sexuelles et les personnes privées de liberté.


Nous estimons aujourd'hui que 26 millions de personnes en Afrique vivent dans des zones d'affrontement entre porteurs d'armes, où les organisations humanitaires ont les plus grandes difficultés à les atteindre. Nous notons également l'impact négatif des mesures et des sanctions liées au contre-terrorisme pouvant empêcher les communautés affectées d'obtenir l'aide et la protection dont elles ont besoin. L'espace humanitaire se restreint.

Nous travaillons sans relâche auprès de tous les porteurs d'armes, armées régulières ou groupes non étatiques, pour leur rappeler leur responsabilité première d'assurer la protection des populations. Il est plus que jamais nécessaire d'avoir une action concertée des parties aux conflits, mais également des Etats alliés pour le respect du droit international humanitaire et la préservation de l'espace humanitaire, en autorisant et facilitant l'accès aux organisations humanitaires impartiales, neutres et indépendantes et en garantissant des exemptions humanitaires aux mesures et sanctions antiterroristes.

Sans accès pour les organisations humanitaires et sans l'accès aux services pour les populations, la lutte contre les pandémies et une réponse plus large aux besoins de santé restera difficile.

 



Je saisis l'occasion ici de souligner l'avancée majeure que constitue l'Agence humanitaire de l'Union africaine – sa mise en œuvre effective doit être activement soutenue. Cependant, nulle organisation humanitaire ne saurait accomplir seule cette tâche. La magnitude des besoins requiert la participation et la collaboration active des gouvernements, du secteur privé et des acteurs de développement pour créer un impact humanitaire durable pour ces personnes.

Cette semaine, je voyagerai vers le Niger. Dans le Sahel, le CICR a développé son action afin de répondre aux besoins croissants tout en renforçant la résilience des personnes affectées par les situations de violence et de conflit.

Le CICR s'est associé à la Banque africaine de développement pour un projet renforçant les capacités des femmes vulnérables dans le Sahel. En 2020, ce sont 400 femmes au Niger, Mali et Tchad qui ont pu développer leurs activités génératrices de revenus. Au Nigéria, le partenariat avec la Fondation Tony Elumelu a permis, depuis 2018, de promouvoir chaque année l'activité commerciale d'une centaine d'entrepreneurs au Nord et dans le Delta du Niger. Ces initiatives représentent une solution digne et durable pour les personnes et rompent le cycle de dépendance à l'aide humanitaire.


Nous avons aussi souhaité apporter des réponses structurelles, allant au-delà de la réponse humanitaire d'urgence.

 

Au Mali, le CICR met les énergies renouvelables au cœur de la réponse en privilégiant les forages, puits et pompes à énergie solaire. En zone urbaine, dans des villes comme Gao, le CICR travaille sur un plan directeur durable d'approvisionnement en eau face à la pression démographique accrue par l'exode rural.

Nous avons engagé les acteurs de développement à agir dans les contextes fragiles. Au Soudan du Sud, le partenariat avec la Banque mondiale entre 2019 et 2021 a soutenu 19 structures de soins de santé primaire et un hôpital et a permis à 670 000 personnes d'accéder aux soins de santé essentiels.

Nous avons également développé des modes de financement innovants, visant à élargir les ressources allouées à l'aide humanitaire. Au premier trimestre 2022, le CICR mettra en œuvre un projet financé par des acteurs privés et des agences de développement, à Goma ouest, au Congo, visant à assurer l'accès à l'eau pour plus de 330 000 personnes. Ce projet ambitieux, comprendra la réhabilitation d'infrastructures et la mise en place d'un modèle durable et viable de gestion.

Alors que le monde s'ouvre et que nous sommes aujourd'hui en mesure d'échanger au Forum de Dakar, je souhaiterais remercier les chefs d'Etat qui continuent de considérer le CICR comme un partenaire privilégié sur lequel compter pour développer des réponses aux défis humanitaires.

Les thèmes centraux du Forum de Dakar sont l'émergence et la stabilité. Ces thèmes doivent revêtir une signification concrète pour les populations. La paix et la sécurité ne peuvent être établies en se concentrant uniquement sur des approches militaires. Il est nécessaire d'investir dans l'humain, de le replacer au cœur de toute décision politique et de tout effort collectif. Il n'y aura pas de sécurité sans sécurité humaine.