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Le calvaire de l’incertitude : disparition d’un être cher et perte ambigüe

Roubina TahmazianRoubina Tahmazian est conseillère en santé mentale et soutien psychosocial à la délégation du CICR à Tbilissi. Elle nous explique la théorie de la « perte ambigüe », qui sert de base aux activités de l'institution visant à alléger les souffrances des familles de personnes disparues et à les aider à reprendre le cours de leur vie.

Qu'entend-on par « personne disparue » ?

Une personne disparue est celle dont la famille est sans nouvelles ou qui est portée disparue sur la base d'informations fiables.

Pourquoi la disparition d'un proche lors d'un conflit est-elle si traumatisante ?

L'incertitude constante est une source majeure de stress. Peu importe le temps écoulé, les familles qui ne savent pas ce qui est arrivé à l'un des leurs, et qui n'ont pas pu lui donner une sépulture digne, ne parviennent pas à se remettre psychologiquement de leur perte et à aller de l'avant.

Lorsque la personne disparue était le principal soutien de famille, ceux qui restent sont souvent confrontés à de graves difficultés financières. Il arrive aussi qu'ils se heurtent à des obstacles juridiques et administratifs, par exemple pour demander une indemnité ou transférer des titres fonciers, en raison des doutes qui persistent sur le sort de la personne disparue.

La situation est encore plus compliquée quand il n'existe pas de loi reconnaissant les droits des familles de personnes disparues.

Qu'est-ce que la théorie de la perte ambigüe ?

Le terme « perte ambigüe » a été utilisé pour la première fois par Pauline Boss dans les années 1970. Ses recherches sur le sujet sont devenues la principale référence des professionnels qui cherchent à comprendre et atténuer les effets des disparitions sur les familles.

Pauline Boss définit la perte ambigüe comme « une situation de perte floue découlant du fait d'ignorer si un être cher est mort ou vivant, absent ou présent ». Cela nuit fortement au bien être psychologique des familles, même si elles n'étaient pas vulnérables auparavant. Certaines personnes passent le reste de leur vie à chercher des réponses et se retrouvent de plus en plus isolées sur le plan social et émotionnel.

L'un des grands intérêts de cette théorie est qu'elle donne un nom à l'isolement de ceux qui ressentent une profonde douleur, sans possibilité de tourner la page.

Comment le CICR intègre-t-il la théorie de la perte ambigüe dans ses activités en faveur des familles de personnes disparues ?

Depuis le début des années 1990, le CICR porte assistance aux familles de personnes disparues et défend leur droit de savoir ce qu'il est advenu de leurs proches. Notre action a évolué pour s'étendre au soutien social, économique, juridique et psychologique. Dans de nombreux pays, nous tâchons de faire en sorte que les familles soient épaulées par des prestataires de services formés, qui les aident à surmonter les difficultés liées à cette ambigüité déchirante.

La théorie de la perte ambigüe a marqué un tournant dans les efforts déployés par le CICR en faveur des proches de personnes disparues. Elle nous a aidés à comprendre le caractère unique de leur situation et à adopter une perspective bien plus large que celle des théories centrées sur le traumatisme et le chagrin, qui étaient jusqu'alors prédominantes dans nos programmes. Nous nous fondons aussi sur cette théorie pour commencer à traiter les problèmes psychologiques et sociaux que rencontrent les familles, avant même qu'elles n'aient obtenu des réponses à leurs questions.

Les principes énoncés par Pauline Boss dans son ouvrage « Loss, Trauma and Resilience. Therapeutic Work with Ambiguous Loss » (2006) forment une excellente base pour aider les familles à trouver des moyens de vivre avec l'ambigüité et de se concentrer sur leur propre bien-être.

Le CICR met au point des méthodes spécialement adaptées à chaque pays, prenant en compte les facteurs culturels susceptibles d'influencer la façon dont les familles supportent la perte ambigüe. Interrogées sur ce type de soutien, des familles bénéficiaires ont indiqué que leur sort s'était amélioré et qu'elles appréciaient les activités menées par le CICR et ses partenaires, qui leur apprennent à porter leur attention sur des aspects de leur vie autres que l'ambigüité.

Vous avez récemment participé à une conférence organisée par le CICR. À quoi était elle consacrée ?

Cette conférence, qui s'est tenue fin mai à Tbilissi, visait à sensibiliser les autorités, les universitaires et la population à la perte ambigüe. C'était aussi l'occasion de promouvoir l'action des organisations et particuliers qui viennent en aide aux proches de personnes portées disparues lors d'un conflit. Des experts des Balkans, d'Asie centrale et du Caucase ont examiné les voies possibles pour renforcer cette action et apporter un soutien à long terme aux familles touchées.