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Le Comité international de la Croix-Rouge et la Grande Guerre

 

Article de Daniel Palmieri

Au moment où éclate la Grande Guerre, le CICR est une institution plus que cinquantenaire, mais elle reste, dans les faits, une association philanthropique locale, peu expérimentée et surtout de dimension réduite (10 membres en août 1914). La Première Guerre mondiale et ses suites vont à tout jamais modifier le visage du CICR pour lui donner ses contours actuels.

Au moment où éclate la Grande Guerre, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est une institution déjà plus que cinquantenaire. Il a été fondé en février 1863, à l'instigation de deux citoyens de Genève, Henry Dunant et Gustave Moynier. Basé sur les recommandations du fameux livre écrit par Dunant, Un souvenir de Solferino (1862), l'objectif du CICR est alors de favoriser la création dans chaque pays d'une Société nationale de secours aux militaires blessés (les futures Croix-Rouge) prête à épauler, en cas de guerre, les services de santé des armées. Une fois ces Sociétés créées, le CICR joue le rôle d'intermédiaire entre elles, tout en les tenant informées de l'évolution de l'œuvre de la Croix-Rouge. Parallèlement, le CICR promeut auprès des États la Convention de Genève de 1864 qui, en neutralisant les blessés et les hôpitaux et ambulances, protège justement les soldats hors de combat et ceux qui leur viennent en aide. Le CICR poursuit également un travail normatif sur le droit humanitaire pour l'adapter en permanence à la réalité de la guerre et à ses progrès technologiques. Enfin, depuis la guerre de 1870-71, au travers d'une Agence de renseignement activée à chaque nouveau grand conflit, le CICR transmet des secours aux militaires blessés ou prisonniers, et recueille des informations à leur sujet pour répondre aux demandes des familles. International de nom, le CICR reste pourtant, dans les faits, une association philanthropique locale, peu expérimentée et surtout de dimension réduite (10 membres en août 1914). La Première Guerre mondiale et ses suites vont à tout jamais modifier le visage du CICR pour lui donner ses contours actuels.

L'Agence internationale des prisonniers de guerre

La transformation est en effet sans pareille, à commencer par son personnel. Moins de deux mois après le déclenchement des hostilités, le CICR l'a déjà multiplié par douze; et à la fin de l'année 1914, quelque 1'200 personnes travaillent pour lui essentiellement au sein de l'Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG) qu'il a constituée le 21 août 1914. Au cours de la guerre, l'AIPG accueillera quelques 3'000 collaborateurs. Le rôle de cette Agence est de rétablir les liens familiaux entre personnes séparées par la guerre. Elle est structurée en 14 services nationaux, au fur et à mesure de l'entrée en guerre des États (franco-belge, britannique, italien, grec, américain, brésilien, portugais, serbe, roumain, russe, allemand, bulgare, turc, austro-hongrois); deux services thématiques concernant les victimes civiles et les sanitaires, complètent le dispositif. L'AIPG négocie avec les belligérants et les Croix-Rouges nationales l'obtention de renseignements individuels sur les prisonniers ou les autres catégories de victimes dont elle s'occupe. Ces informations, couplées avec les milliers de demandes des familles que le CICR reçoit quotidiennement, sont retranscrites au sein d'un système élaboré et complexe de fiches continuellement actualisées. Celles-ci servent à suivre les parcours individuels des victimes comme à répondre aux demandes de renseignements des familles.

Au sortir de la guerre, l'AIPG à Genève stocke plus de six millions de fiches (qui concernent environ deux millions et demi d'individus), une base de données considérables pour l'époque, même si certains fichiers nationaux restent incomplets. Le CICR a en effet délégué le travail de recherches d'informations pour le front germano-austro-russe à la Croix-Rouge danoise qui a constitué sa propre Agence de renseignements. Les données relatives à des prisonniers sur le front italo-autrichien sont quant à elles échangées directement entre Rome et Vienne, sans passer par l'AIPG. Outre les prisonniers de guerre, l'AIPG s'occupe aussi des internés civils et des civils des régions occupées. C'est une nouveauté puisque jusqu'alors, les populations civiles ne rentraient pas dans le spectre des activités du CICR. Protégés, en 1914, par le Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre annexé à la Convention de La Haye de 1907, les civils sont pourtant les victimes principales des premiers mois de la guerre, puis des différentes occupations militaires, sur le front de l'Ouest comme sur le front oriental ou balkanique. Dès la constitution de l'AIPG, le CICR, par l'entremise d'un de ses membres, le Dr Frédéric Ferrière, y organise donc une section spéciale, chargée de répondre aux demandes concernant spécifiquement des victimes civiles (déportés, otages, populations occupées).

A ses débuts, l'AIPG fonctionne sur le bénévolat. Les membres du CICR – qui appartiennent à la grande bourgeoisie genevoise – mobilisent parents et amis pour dépouiller l'abondant courrier reçu quotidiennement, y répondre et inscrire les renseignements sur fiches. Mais rapidement, afin d'assurer une continuité dans l'exercice de ces tâches, des collaborateurs salariés seront engagés.

L'AIPG n'est pas le seul organisme humanitaire à être actif en Suisse durant la Première Guerre mondiale. Uniquement à Genève, on dénombre en 1916 quelque 50 associations, œuvres ou comités qui s'occupent des victimes, civiles ou militaires, du conflit; ils sont près de 170 en Suisse à la même date.

La diplomatie humanitaire

Parallèlement à ce travail de renseignements, le CICR mène une intense activité de diplomatie humanitaire auprès des États en guerre. Ses démarches visent tout d'abord à autoriser ses représentants (connus sous le nom de délégués) à visiter des camps de prisonniers de guerre. Dès janvier 1915, le CICR est en mesure d'inspecter des camps d'internement en Allemagne, Grande-Bretagne et France. Cette permission sera ensuite octroyée par tous les principaux belligérants. Au total, le CICR enverra 54 missions itinérantes qui visiteront 524 camps de prisonniers en Europe, mais aussi au Moyen-Orient (Turquie), en Afrique du Nord (Maroc. Tunisie, Algérie, Égypte) et en Asie (Sibérie, Birmanie, Japon, Indes Britanniques). Les rapports relatifs à ces visites – qui complètent ceux rédigés par des puissances protectrices neutres (Espagne, Pays-Bas, Suisse, Saint-Siège, États-Unis [jusqu'en 1917]) ou par les Unions chrétiennes de jeunes gens – sont remis aux gouvernements concernés, mais aussi publiés… et vendus.

Le CICR discute par ailleurs avec les puissances détentrices du traitement réservé aux prisonniers de guerre, et tente de s'opposer par exemple aux mesures de représailles à leur encontre. Ce problème, tout comme celui de la réciprocité entre États quant aux mesures à prendre par rapport aux captifs ennemis, traversent toute la guerre et sont une préoccupation constante pour le CICR. Dès octobre 1914, le CICR se soucie aussi de la possibilité d'échanger les grands blessés et malades qui sont en captivité, d'obtenir leur rapatriement ou tout au moins leur hospitalisation en pays neutre. D'entente avec la Confédération helvétique et après que l'Allemagne et la France eurent donné leur accord, il obtient, dès mars 1915, que des convois de blessés puissent circuler à travers le territoire suisse, de Constance à Lyon et de Lyon à Constance.

Tout au long de la guerre, le CICR rappelle aux États belligérants leur obligation de respecter les traités de droit humanitaire internationaux, et en particulier la Convention de Genève qui vient d'être révisée en 1906. Il œuvre ainsi à rendre effectif entre la France et l'Allemagne le rapatriement du personnel sanitaire détenu, conformément aux dispositions de la Convention; un rapatriement qui, dans ses phases de concrétisation, se heurte à de nombreux blocages et interruptions. Des difficultés similaires se font jour dans la question du rapatriement des sanitaires belges.

En tant qu'organisme neutre – et ne pouvant donc pas être soupçonné de faire le jeu de la propagande de guerre de l'une ou l'autres des parties au conflit– le CICR est appelé à transmettre de nombreuses protestations ou allégations qui lui sont adressées et qui concernent des violations de la Convention de Genève ou des Conventions de La Haye de 1907 relatives à la guerre sur mer. Les belligérants s'accusent mutuellement du bombardement d'installations sanitaires ou d'ambulances; de saisies, d'attaques, torpillages de navires-hôpitaux; d'abuser de l'emblème protecteur de la croix rouge ou du croissant rouge à des fins militaires, etc. Au vu des cas de violations de la Convention de Genève restés pendants, la 10e Conférence internationale de la Croix-Rouge proposera, en 1921, la désignation d'une Commission spéciale, composée de six représentants de nations restées neutres durant la guerre (Suisse, Pays-Bas, Espagne, Norvège, Suède, Danemark) et d'un délégué du CICR. Chargée d'examiner les plaintes, cette commission ne verra pourtant jamais le jour.

Face à la menace d'un emploi général des gaz toxiques de combat non seulement sur le front, mais aussi et surtout à l'arrière de celui-ci, le CICR sort de ses attributions traditionnelles et lance, le 8 février 1918, un appel solennel aux belligérants pour les exhorter à renoncer à l'usage des "gaz asphyxiants et vénéneux". Sensibles à cette initiative, mais rejetant la responsabilité de la guerre chimique sur l'adversaire, les intéressés ne répondront pas véritablement à l'exhortation du CICR, et seule la fin du conflit empêchera en définitive le recours massif à de telles armes. Après guerre, le CICR poursuit son action pour la prohibition absolue des gaz de combat, notamment auprès de la Société des Nations. Les démarches du CICR contribueront directement à l'élaboration du Protocole concernant l'interdiction d'emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques du 17 juin 1925 (appelé aussi Protocole de Genève).

La guerre met aussi en relief les limites du droit humanitaire sur différents aspects liés aux conditions de captivité des prisonniers ennemis. Tout au long du conflit, les belligérants seront alors obligés de négocier entre eux des accords ad hoc à même de pallier ces lacunes. Le CICR en tire des enseignements et réfléchit dès avant la fin des hostilités à la rédaction d'un nouveau code protégeant les militaires capturés. Cette démarche trouvera son aboutissement en 1929, avec l'adoption de la convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre.

Relations avec les Croix-Rouges nationales

La guerre n'affecte pas les relations entre le CICR et les différentes Sociétés nationales de la Croix-Rouge (ou du Croissant-Rouge, pour l'Empire ottoman) qui épaulent les services de santé des armées et gèrent les secours adressés aux prisonniers de guerre. Le CICR continue de les informer régulièrement de ses travaux ou des activités de leurs pairs au travers de son Bulletin international de la Croix-rouge publié depuis 1869. Il entretient toujours une abondante correspondance avec ces Sociétés qui jouent le rôle d'intermédiaires entre l'organisation genevoise et leurs gouvernements respectifs; ainsi les plaintes sur les violations des Conventions qui sont transmises au CICR proviennent des Croix-Rouge et sont transmises par leur entremise aux autorités politiques et militaires. Bien que ces Croix-Rouge agissent en toute indépendance par rapport au CICR, ce dernier est en charge de la reconnaissance officielle de toute Société nationale nouvellement créée ou reconstituée. Au début de la guerre, le CICR annonce ainsi aux autres Sociétés la fondation d'une Croix-Rouge luxembourgeoise qui s'est constituée dès l'attaque allemande contre la Belgique et qui est entré immédiatement en activité au vu de l'urgence de la situation. Dans un autre registre, le CICR proteste vigoureusement, mais sans effet, contre la dissolution par l'occupant allemand du Comité central de la Croix-Rouge de Belgique en avril 1915.

Les femmes dans l'humanitaire

La Première Guerre mondiale amène des bouleversements sociétaux notables, dont l'occupation de l'espace public par les femmes, en remplacement des hommes partis au front. Ce phénomène se retrouve aussi au CICR, puisque sur les 3'000 personnes employées par l'AIPG, les deux tiers sont des collaboratrices. Ce personnel féminin salarié se recrute, lui, essentiellement au sein de l'un des nouveaux métiers ouverts aux femmes, la dactylographie. Le processus de féminisation touche aussi les hautes instances du CICR, grâce à l'entrée de Renée-Marguerite Cramer – qui était déjà responsable des Services de l'Entente au sein de l'AIPG – dans l'organe dirigeant du CICR, le Comité, en novembre 1918. Cette nomination est d'ailleurs une première dans un organisme international. Malgré les réticences de certains de ses membres, le CICR la juge même inévitable du de l'évolution des mentalités induite par la guerre. On retrouve aussi quelques femmes à la tête des services de l'AIPG, ainsi que dans les opérations du CICR sur le terrain. Même si c'est dans une proportion infime, le précédent est néanmoins créé.

Rapatrier les prisonniers de guerre

L'armistice de novembre 1918 ne marque pas la fin des activités du CICR. Bien au contraire, l'organisation se retrouve engagée dans deux importantes actions humanitaires liées directement à la guerre: le rapatriement des prisonniers de guerre et le secours aux populations civiles des pays vaincus.
Dès 1917, le CICR lance un appel public en faveur du retour dans leur foyer du plus grand nombre possible de prisonniers de guerre, en commençant par ceux qui ont subi la plus longue durée de captivité. Cet appel humanitaire innove sur deux plans. Tout d'abord, il prévoit une libération inconditionnelle (sans idée d'échanges) et un retour des captifs alors même que les combats sont en cours. Ensuite cet appel vise au rapatriement de prisonniers valides, et non plus uniquement des captifs malades ou blessés. Mais l'aspect le plus intéressant de cet appel est sans doute son caractère pragmatique. Conscient que la guerre actuelle prendra fin un jour, le CICR anticipe les problèmes – en particulier ceux d'ordre logistique et matériel – qui se poseront lors de la libération de millions de captifs, et propose d'y remédier dès à présent par des rapatriements progressifs. Si l'idée du CICR est accueillie favorablement et si des négociations diplomatiques sont entreprises entre les belligérants, leur mise en œuvre concrète reste lettre morte avant l'armistice.

Au sortir de la guerre, le CICR se trouve en présence de trois catégories de prisonniers de guerre: les prisonniers alliés, ceux des Puissances centrales, et les prisonniers russes. L'organisation n'a pas été sollicitée pour intervenir en faveur des premiers dont les conventions d'armistice prévoient le rapatriement immédiat. Quant aux seconds, la situation est plus ambiguë, selon qu'ils se trouvent en mains alliées ou russes. Le CICR intercède auprès de la Conférence de la paix pour que les militaires austro-allemands détenus par l'Entente puissent regagner leurs foyers rapidement. Le CICR peut d'ailleurs en visiter certains dans le nord de la France, mais ce genre d'autorisation reste exceptionnel. Malgré des démarches pressantes, les rapatriements de prisonniers allemands ne commencent qu'à l'automne 1919, l'affaire étant gérée là aussi sans une intervention directe du CICR sur le terrain. C'est donc essentiellement pour les prisonniers de guerre austro-allemands retenus en Russie et pour les prisonniers de guerre russes aux mains des Puissances centrales que l'organisation se mobilise. Formellement libérés après la paix de Brest-Litovsk, ces captifs sont totalement abandonnés à leur sort au milieu des désordres politiques survenus en Europe centrale et en Russie. Au mieux, ils végètent dans des camps de fortune dans des pays qui connaissent déjà de graves crises sociales et économiques, et qui ne peuvent donc pas les nourrir. Au pire, ces prisonniers tentent de regagner leurs foyers par leurs propres moyens et cette aventure se termine souvent tragiquement. Le CICR va se lancer dans une vaste action de secours en faveur de ces anciens prisonniers de guerre, opération soutenue par des appels publics à l'aide. Il s'agit tout d'abord de sensibiliser les États hôtes de prisonniers et ceux par lesquels ils pourraient transiter à l'urgence de trouver des voies d'acheminements possibles pour des évacuations. Des missions d'information du CICR sont ainsi envoyées depuis Genève à Berlin, Prague, Budapest, Varsovie, puis en Turquie, en Russie méridionale, au Caucase, mais aussi, dès mars 1919, en Extrême-Orient et en Sibérie. Une fois sur place, le CICR installe une représentation et noue des contacts à même de favoriser ses desseins, tant sur un plan politique que logistique. L'impossibilité d'aboutir à un plan concerté et général concernant les rapatriements de prisonniers oblige le CICR à une intervention et une aide plus directes dans cette question. Pour les captifs russes restés en Allemagne – qui représentent le groupe numériquement le plus important de prisonniers – le CICR négocie avec la Commission militaire interalliée, afin d'obtenir le principe que leur retour dans la mère patrie aura lieu sans se préoccuper de savoir si le prisonnier choisit de rentrer en territoire "rouge" (Russie des Soviets) ou "blanc" (zones occupées par les armées contre-révolutionnaires). Le CICR conditionne d'ailleurs son concours au strict respect de ce principe de neutralité. Il souhaite aussi que le rapatriement des Russes soit lié à celui des ex-prisonniers des Empires centraux en Russie et en Sibérie. Ce souhait, motivé par un souci humanitaire de réciprocité, répond aussi à des considérations pratiques et économiques, à savoir qu'il faudra utiliser à chargement plein les transports dans un sens comme dans l'autre. Parallèlement à des démarches auprès des Alliés, le CICR entre en négociations avec le gouvernement allemand et celui des Soviets. Aux termes de ces pourparlers, une convention germano-soviétique est signée qui règle le rapatriement des prisonniers russes d'Allemagne et celui des captifs des anciennes Puissances centrales depuis l'ex-Empire russe. Pour ce faire, le CICR reçoit les pleins pouvoirs de ces deux États (qui sont rejoints bientôt par l'Autriche, la Hongrie et l'Empire Ottoman) pour négocier et organiser concrètement les opérations de rapatriements, avec l'accord d'États de transit (Japon ou Finlande par exemple). Des voies de rapatriement terrestres ou maritimes sont organisées par la Mer Noire (Odessa, Novorossisk), puis la Méditerranée sur Trieste ou sur Hambourg pour les Prisonniers en provenance de Russie méridionale, du Caucase ou du Turkestan; par la Mer Baltique, via la Finlande et les États baltes, pour des échanges dans les deux sens, couplée avec une voie terrestre entre l'Allemagne et les pays baltes; depuis Vladivostok sur Trieste, ou depuis Hambourg sur le port russe. Ces diverses routes, sur lesquelles le CICR installe des camps de transit – comme à Narva ou Stettin –, sont opérationnelles à partir du printemps 1920 et fonctionnent jusqu'au 30 juin 1922, date qui marque la fin officielle des opérations de rapatriements du CICR. Au total, on estime à près de 500'000 les ex-prisonniers qui peuvent retourner dans leur (quelque fois toute nouvelle) patrie, grâce à l'intervention du CICR.

Un CICR qui change

Au-delà des résultats engrangés, ces opérations de rapatriement constituent une étape cruciale pour l'histoire du CICR, et cela pour différentes raisons. Tout d'abord, elles permettent à l'institution de se déployer largement et parfois durablement à l'étranger, par le biais des différentes missions ou délégations présentes en Europe centrale ou orientale, au Proche-Orient ou en Extrême-Orient. Ce déploiement sur le terrain contribue à accélérer la transformation de l'organisation et qui fait passer le CICR d'une association philanthropique locale à une organisation humanitaire d'envergure véritablement internationale, tant dans son idéal d'universalité des valeurs de la Croix-Rouge que par les responsabilités concrètes qu'elle doit assumer en dehors de Genève. En second lieu, cet élargissement géographique du champ d'action du CICR va de pair avec une redéfinition – dans les faits, si ce n'est encore dans sa doctrine – du mandat de l'institution. Face à la souffrance qu'il rencontre sur ses théâtres d'opérations, le CICR va développer une palette d'activités nouvelles dans des domaines où il n'était que peu ou pas engagé jusqu'à présent. Créées initialement pour le secours aux prisonniers à rapatrier, les missions et délégations du CICR vont très vite s'occuper d'assurer aussi un ravitaillement aux populations civiles affectées par des crises alimentaires, en particulier dans les pays vaincus (Autriche, Hongrie). Dans ce travail de secours, une attention particulière sera portée aux enfants et le CICR sera, aux côtés de Save the Children Fund, l'un des co-fondateurs de l'Union internationale de secours aux enfants (UISE) au tout début des années 1920. Au vu des conditions sanitaires désastreuses en Europe oriental et des risques de diffusion de maladies contagieuses (en particulier le typhus), le CICR propose également la constitution d'un Bureau central de lutte contre les épidémies; ce bureau est installé à Vienne dès l'été 1919 et placé sous la direction du Dr Ferrière. Le CICR vient également en aide, notamment au travers de ses délégations à Constantinople et Athènes, aux réfugiés russes et arméniens, en aidant à leur approvisionnement, mais aussi en intercédant pour leur émigration et leur installation dans des pays tiers.

Cette diversification des activités du CICR, couplée aux rapatriements, entraîne de tels besoins financiers et humains que l'institution – redevenue au sortir de la Grande Guerre un tout petit organisme de moins d'une centaine de personnes – n'est pas en mesure de fournir seule. Elle va donc devoir rechercher des partenaires. Et c'est la seconde grande mutation dans le fonctionnement du CICR. Car si, depuis sa fondation en 1863, il avait déjà noué de multiples contacts avec d'autres institutions étrangères ou suisses, celles-ci appartenaient pour l'essentiel à la «constellation Croix-Rouge». Or, l'entre-deux-guerres amène le CICR à coopérer avec des organismes beaucoup plus hétérogènes, quand ce n'est pas tout simplement avec des organisations internationales proprement dites, comme le Bureau international du travail ou la Société des Nations, par exemple. Par ailleurs, cette collaboration ne se limite plus à des échanges de correspondances, mais prend avant tout la forme d'une coopération effective sur le terrain en faveur des populations victimes. De manière générale, une véritable collaboration interinstitutionnelle et transnationale se met en place durant la première moitié des années 1920 pour répondre aux séquelles de la guerre; ainsi, environ un quart des délégués du CICR présents sur le terrain travaillent en parallèle et sur mandat pour d'autres organismes humanitaires durant cette période. Au niveau politique, ce partenariat permet au CICR de faire face à une concurrence humanitaire, car de nouveaux acteurs (Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, Société des Nations, American Relief Administration) revendiquent désormais aussi une place sur l'échiquier de la charité internationale.

Dernière innovation, mais d'importance, l'immédiat après-guerre donne la possibilité au CICR d'intervenir dans des contextes de violence armée autres que les seules guerres internationales. Initialement créé pour agir uniquement dans les luttes de puissance à puissance en Europe, l'organisation apporte aussi son assistance dès la fin de la Grande Guerre dans des conflits internes (Russie, Silésie, Ukraine) ou lors de troubles révolutionnaires, comme ceux qui se déroulent dans le Hongrie de 1919. A cette occasion, le CICR obtient pour la toute première fois de son histoire l'autorisation de visiter des captifs qui ne sont pas des prisonniers de guerre, mais bien des détenus politiques. Ce précédent sera par la suite exploité dans d'autres situations de guerres civiles, comme en Irlande par exemple.

La guerre de 1914-1918 a donc eu un profond retentissement sur le CICR, tant dans sa philosophie d'action que dans les modes opératoires qu'il va mettre en œuvre pour secourir les victimes du conflit et de ses suites immédiates. En conclusion, si, avant 1914, le CICR réfléchissait sur la guerre; après cette date, il en sera un des acteurs incontournables.

Bibliographie sommaire

  • Archives du CICR, A PV, Procès-verbaux de l'Agence internationale des prisonniers de guerre, 1914-1919
  • CICR, Documents publiés à l'occasion de la Guerre, 24 séries, Genève, Mars 1915 – Janvier 1920
  • CICR, Actes du Comité international de la Croix-Rouge pendant la Guerre 1914-1918, Genève, 1918
  • CICR, L'expérience du Comité international de la Croix-Rouge en matière de secours internationaux, Genève, s.d. (mais après mars 1925)
  • CICR, L'Agence internationale des prisonniers de guerre, Genève, 1914-1918, Genève, 1919
  • CICR, Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1912 à 1920, Genève, 30 mars 1921
  • CICR, Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1921 à 1923, Genève, 28 août 1923
  • André Durand, Histoire du Comité international de la Croix-Rouge, tome 2, de Sarajevo à Hiroshima, Genève, 1978, pp. 22-77