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Lutter contre la torture: Qui sont les tortionnaires?

 

Le 3 décembre 2015 , le CICR a organisé un événement à l'Humanitarium pour discuter de la torture, de sa prévention et des réponses qui peuvent y être apportées, à travers l'exploration de la figure du tortionnaire et du contexte dans lequel ce dernier évolue. Cet événement fait partie du cycle de conférences "Générer le respect du droit".

Panélistes

  • Françoise Sironi, Psychologue-psychothérapeute, maître de conférences à l'Université de Paris 8, expert à la Cour pénale internationale
  • Riccardo Bocco, Professeur en sociologie politique à l'IHEID
  • Paul Bouvier, Conseiller médical du CICR

Modératrice

  • Sophie Barbey, Conseillère en matière Détention, CICR

Résumé de la conférence

Les pratiques de torture et de traitements cruels, inhumains ou dégradants – qu'ils soient physiques ou psychologiques – persistent, malgré leur absolue prohibition dans le droit international humanitaire et le droit international des droits de l'homme. Aucun pays ou communauté ne peut prétendre être immunisé contre l'apparition et la persistance de tels actes, souvent justifiés ou tolérés sur des bases politiques, sécuritaires, culturelles et/ou religieuses. La violence extrême générée par les actes de torture et autres formes de mauvais traitements constituent une atteinte intolérable à la dignité de la personne humaine. Les conséquences physiques et psychologiques pour les victimes de torture sont souvent très graves, voire irréparables, nécessitant de longs processus de réhabilitation et de réinsertion.

La lutte contre la torture est un défi qui ne peut être adressé dans son ensemble que dans une perspective à la fois préventive, curative et normative. La mise en place de mécanismes préventifs et d'un environnement légal pour « délégitimer » et sanctionner les actes de torture ne doit pas éclipser la nécessité d'accompagner, tant qu'il en existera, les victimes de torture et autres formes de mauvais traitements pour les aider à se reconstruire et à bâtir leur avenir, permettant aussi d'endiguer, d'une certaine manière, le cycle de violence.

Pour combattre plus efficacement toutes les formes de mauvais traitements, il est important, entre autres choses, de cerner qui en sont les responsables, les raisons qui les ont poussés et quelle est leur place dans le système auquel ils appartiennent. Il n'est évidemment pas question de déresponsabiliser moralement et pénalement les auteurs de ces actes. De plus, cet angle d'étude centré sur celui qui commet plutôt que celui qui subit ne saurait toutefois oblitérer l'importance de porter soin aux victimes de torture. Comme l'a fait valoir Sophie Barbey, aider ceux-ci « à se reconstruire et à bâtir leur avenir [permet] aussi d'endiguer, d'une certaine manière, le cycle de la violence. »

C'est dans cette optique que le CICR a invité trois experts pour discuter des techniques de fabrication des bourreaux, des stratégies pour tenter de prévenir leur passage à l'acte ainsi que des réponses, notamment de la part des humanitaires et donc du CICR, qu'il est possible d'apporter pour combattre ce phénomène et dès lors s'adresser aux responsables en fonction. Le but de la conférence était de mettre en exergue les travaux : de la psychologue/psychothérapeute Françoise Sironi – dont l'expertise psychologique s'étend à des auteurs de crimes contre l'humanité tels que Kaing Guek Eav (alias Douch), directeur de la prison S-21 sous le régime des Khmers rouges ; du Professeur Riccardo Bocco, dont le projet de recherche « Transnational fields of torture » (avec Jonathan Austin) s'intéresse aux mesures préventives pouvant désamorcer les dynamiques extérieures qui conditionnent la formation du tortionnaire ; du conseiller médical du CICR Paul Bouvier, doté d'une riche et longue expérience humanitaire notamment auprès des personnes privées de liberté.

La question à laquelle chaque paneliste devait répondre était :

En quoi est-ce que décoder les mécanismes à l'œuvre chez les tortionnaires peut aider à lutter contre le phénomène de la torture ?

Comment devient-on tortionnaire ?

Pour Françoise Sironi, rien ne prédestine à devenir tortionnaire : il n'existe aucun profil psychologique type ni de psychopathologie avérée. La perversion et le sadisme du bourreau ne sont pas innés, mais se développent au fil de l'exercice de la profession. C'est donc en rendant compte de l'articulation, chez le sujet, de son l'histoire individuelle, de l'histoire collective et de facteurs géopolitiques, que l'on parvient à mettre en évidence des signes communs dans les parcours de vie et des modes de fonctionnement psychiques particuliers. (Il s'agit là de la « perspective géopolitique clinique » développée par F. Sironi dans son travail thérapeutique auprès d'auteurs de crimes contre l'humanité.)

Les signes communs au développement des tortionnaires résident dans des expériences particulières vécues dans l'enfance ou lors d'initiations traumatiques plus tardives. Au niveau psychique, le traumatisme peut être issu de méthodes éducatives excessivement contraignantes, ou d'une blessure narcissique profonde et précoce (ex. humiliation, dévalorisation, carences). Ces blessures peuvent être liées soit aux histoires individuelle ou collective : dans le dernier cas, on parle d'appartenance à un groupe ostracisé, d'expériences de déculturation violente (atteinte des objets culturels internes ou externes) et de situations d'acculturation difficiles, conflictuelles ou ratées, lors de rencontres entre des mondes culturels différents (migration, conséquences postcoloniales à long terme...). Cependant, la déculturation violente ne mène pas inexorablement à la fabrication d'un bourreau : une appartenance solide, intériorisée, mais non rigide ou dogmatique à une religion, une forme de spiritualité ou à des principes humanistes structurants, constitue un facteur de résilience pouvant prévenir le parcours psychique menant vers l'acte de torture.

Pour certaines personnes dénuées de tels facteurs de résilience, ces blessures et expériences traumatiques constitueront le socle d'un devenir meurtrier ou tortionnaire. La part psychique blessée a fait alors l'objet d'un refoulement drastique et rigide ; elle est déniée. Un clivage s'opère avec une autre part psychique cherchant à survivre et à triompher via la reconnaissance (ex. celle d'un chef qui stimule de l'extérieur) et la vengeance. Cette part est exploitée par les recruteurs qui enclenchent le processus de fabrication du tortionnaire par une initiation traumatique en 3 phases : 1. la valorisation et l'exploitation d'attributs existants chez le sujet (ex. la docilité, la force, la bravoure), 2. la déconstruction brutale de l'identité initiale cherchant à désaffilier le sujet de ses appartenances préalables (ex. en le forçant à transgresser des tabous culturels ou sexuels), et 3. la construction ou l'attribution ritualisée (ex. via des tatouages, des pactes de sang) d'une nouvelle identité créant une affiliation forte à un nouveau groupe. Ce processus cherche activement à former les gens à se détacher de toute capacité d'empathie, et à se défaire de toute identité individuelle au profit d'un idéal collectif. Les sujets deviennent des « hommes-systèmes », c'est-à-dire que leur fonctionnement psychologique est identique à celui du groupe ou du système auquel ils appartiennent désormais. Pour continuer à fonctionner psychiquement sans être menacé, les tortionnaires doivent entrer dans le déni, dans un négationnisme dangereux et militant et dans l'autojustification. Ces mécanismes de défense sont perceptibles, face à de telles personnes, par certains signes identifiés par P. Bouvier : « un discours lisse, monstrueux, un déni des faits, une banalisation des actes, la diminution de sa responsabilité, la relativisation, la justification au plan moral, voire l'accusation des victimes elles-mêmes. On est confronté ainsi à ce mécanisme de désengagement moral selon le terme de Bandura, ou tout simplement à un discours déshumanisé. »

Ressources

En complémentarité à cette approche psychologique, le Professeur Bocco cherche les mécanismes sociétaux plus larges menant au « devenir tortionnaire ». Le processus décrit par F. Sironi s'inscrit dans ce que R. Bocco appelle des « contextes chargés d'intentionnalité », caractérisés notamment par des systèmes éducatifs qui privilégient la violence (« pédagogie noire »), par la « désindividuation » et par des structurations à catégorie binaire (Bien vs Mal, Amis vs Ennemis). Mais comment expliquer l'apparition de bourreaux dans des « contextes dépourvus d'intentionnalité », où la torture n'est pas activement sélectionnée comme stratégie de répression de la dissidence politique et de la lutte contre l'insurrection ? Selon R. Bocco et J. Austin, trois dynamiques conditionnent le passage à l'acte, même en l'absence d'un supérieur hiérarchique ou plus généralement d'un système qui requerrait la torture comme mode opératoire.

Premièrement, les « dynamiques situationnelles » : une expérience traumatisante suscitant un désir de vengeance (ex. un soldat dont le peloton vient d'être décimé, dérape dans la violence lors de l'interrogation de prisonniers), ou un manque de communication avec le détenu (ex. une barrière linguistique créant une charge émotionnelle frustrante). En contexte de détention, P. Bouvier ajoute encore à ces circonstances favorisant l'apparition de la torture : des règles floues et des messages ambigus, l'isolement d'une institution ou d'une équipe, l'affaiblissement des repères moraux, la méconnaissance de la culture, de l'histoire et des traditions des personnes détenue qui contribue à les mépriser. Deuxièmement, les « dynamiques matérielles », soit la disponibilité d'un équipement pouvant servir à torturer (ex. armes à feu, taser, certains types de menottes). Troisièmement, la « circulation des connaissances et des savoirs sur la torture » via différents moyens de communication écrits et audiovisuels (R. Bocco cite La bataille d'Alger, un documentaire de 1966 conçu pour exposer les atrocités de la guerre d'Algérie, mais qui sera ensuite utilisé comme mode d'emploi de torture dans de nombreux contextes, et ce jusqu'à aujourd'hui).

La ré-humanisation des bourreaux est-elle possible ?

Pour la clinicienne F. Sironi, suivre les tortionnaires en psychothérapie des années après leur méfait « ne relève pas tant d'une position humaniste que d'un réel souci de prévention : il nous faut désamorcer ces bombes dormantes qui sont en eux ». Les effets à longs termes des violences produites par eux et intériorisées, peuvent exploser des années après les violences criminelles, et s'exprimer entre autres par la violence conjugale, la maltraitance, la désocialisation, l'alcoolisme et un mysticisme nihiliste et morbide.

Est-il même possible de rappeler aux auteurs d'actes aussi abjects à la conscience humaine leur part d'humanité, de ressusciter en quelque sorte cette « part psychique » morte à la base de la constitution du bourreau ? F. Sironi et P. Bouvier s'accordent : c'est possible, et cela implique de permettre au tortionnaire de développer son empathie, de le ré-humaniser. La méthode décrite par la psychothérapeute consiste à déconstruire la « fabrication tortionnaire ». Pour ce faire, le clinicien doit retrouver la part psychique refoulée et déniée du sujet – celle qui est restée humaine et blessée – et l'aider à ré-émerger. Quand il s'agit d'aborder le vécu tortionnaire, le clinicien doit prendre appui sur sa propre humanité et sa propre empathie, qu'il va projeter sur le patient « désempathisé » : cette relation transférentielle produit un « clivage expérimental » (c'est-à-dire induit par la situation) puisque le clinicien se loge alors simultanément dans sa part propre d'humanité et dans la part d'inhumanité du tortionnaire.

Alors, il faut tenir, tenir toujours et encore, garder présent à l'esprit [...] l'humanité toute entière au nom de laquelle ce que nous faisons est justifié, légitimé et en vaut la peine.

Le clivage sera possiblement réduit chez le tortionnaire, par projection mimétique du propre sentiment d'unité du thérapeute. Alors, l'humanité du bourreau peut, mais pas toujours, refaire surface. L'étape la plus décisive de cette évolution psychologique est atteinte lorsque le tortionnaire peut arriver à accepter la « multiplicité en soi », soit lorsqu'il reconnaît en lui-même l'existence de contradictions et d'ambivalences, sans décompenser psychiquement. Cette reconnaissance marque la possible sortie du clivage. Il faudra encore qu'elle devienne de plus en plus durable. La reconnaissance de la multiplicité en soi permet d'accepter la multiplicité dans le monde.

Comment prévenir la torture ?

S'il est possible pour certains bourreaux de recouvrer une part d'empathie et d'humanité après l'acte de torture, comment empêcher le passage à l'acte avant qu'il ne se produise ? Il existe déjà une série de mesures adoptées par certaines forces de police et qui « conduisent à la structuration d'un environnement 'éthique' et qui vont influencer les dynamiques situationnelles et matérielles, » avance R. Bocco. Le Professeur cite en exemple l'équipement préventif d'une salle d'interrogation qui serait dotée de caméras, d'un double miroir et d'un système d'enregistrement sonore, afin de réguler d'éventuels excès de la part de l'interrogateur. Mais la lutte contre la torture est un travail de plus grande haleine qui demande d'enrayer les mécanismes à l'œuvre dans l'apparition du phénomène de la torture.

La contribution du CICR en matière de prévention de la torture s'est amorcée il y a au moins 100 ans, lors des premières visites de prisonniers de la Première Guerre mondiale, rappelle P. Bouvier. Les lieux de détention, fermés, sont propices aux abus et aux maltraitances, en particulier lorsqu'ils hébergent des personnes très vulnérables, adversaires ou ennemis dans le cadre d'un conflit armé. Les délégués du CICR sont amenés à conduire des entretiens confidentiels et sans témoins, autant avec des victimes de torture que des tortionnaires, et parfois dans le lieu même où l'acte a été commis. Nous allons alors recueillir les allégations de mauvais traitement et elles feront l'objet d'un rapport confidentiel adressé aux autorités, qui sera la base d'un dialogue, confidentiel également, dans le but d'améliorer les conditions de détention et de faire cesser toutes formes de mauvais traitement.

C'est un travail de l'ombre, mais c'est un élément d'humanité au cœur des conflits armés et un élément indispensable pour prévenir les tortures.

Le cadre éthique du travail du CICR en matière de détention est clair et solide, fondé sur les principes humanitaires et les Conventions de Genève (en particulier l’Article 3 commun), et se décline en cinq fondements : 1. l’humanité, qui exige le respect inconditionnel et sans distinction de la personne et de sa dignité, 2. l’interdiction inconditionnelle des violences et des Traitements Cruels, Inhumains ou Dégradants infligées aux personnes privées de liberté 3. la justice, qui elle seule a pour rôle de juger, de condamner, de sanctionner et éventuellement de fournir réparation envers la victime, 4. le devoir de soin et de sollicitude envers les personnes vulnérables et, dans ce cas précis, les victimes de torture et autres formes de mauvais traitements,(les détenus), 5. le dialogue bilatéral et confidentiel avec les autorités gouvernementales et d’autres acteurs sur les conditions de détention ainsi que pour les aider à prévenir et punir les actes de torture et d'autres formes de mauvais traitements. Ce dialogue est ancré dans la confiance que l’interlocuteur partage avec le délégué un élément d’humanité. Ainsi « l'expression du respect des personnes, l'interdiction sans condition des violences et l'affirmation d'un cadre moral, légal et judiciaire, ont un grand potentiel d'humanisation, » défend P. Bouvier.

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