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Rien ne bouge jamais ? À Gaza, le combat d’un jeune homme amputé pour se reconstruire

« Si tu m'aimes, n'y va pas. »

C'est ce que son père a dit à Haithem le 31 mars 2018, deuxième jour des manifestations organisées le long de la frontière de Gaza, qui allaient durer plus d'un an et faire plus de 200 morts et des milliers de blessés.

Le jeune homme de 19 ans avait promis à ses parents de se tenir éloigné de la barrière. Mais dans l'après-midi, alors qu'il buvait un café avec ses amis, sa curiosité a pris le dessus et il s'est dit qu'il ne risquait rien à aller jeter un œil au grand événement qui était sur toutes les lèvres à Gaza. Quand il est arrivé sur place, la foule se rassemblait et l'atmosphère devenait électrique. Il s'est écarté et a allumé une cigarette.

« C'était un étudiant si brillant, se désole la mère d'Haithem. À l'école, tout le monde l'adorait. » Comme beaucoup de ses pairs ayant grandi dans une Gaza coupée du monde, l'adolescent ne croyait pas aux bénéfices de l'enseignement formel. Le taux de chômage des diplômés est ici de 68 %, l'un des plus élevés au monde. « Ils étudient pour décrocher leurs diplômes universitaires, avant de les afficher au mur et de faire les mêmes métiers manuels que moi. Pourquoi perdre du temps ? », interroge Haithem pour justifier sa décision.

Fermement convaincu de la nécessité de créer ses propres opportunités, il a prospecté dans le voisinage, frappant aux portes des boutiques et des ateliers et se présentant sur les chantiers pour offrir ses services et demander qu'on lui enseigne les compétences nécessaires. Vif d'esprit et doté d'un excellent sens du contact, Haithem a rapidement ajouté à ses savoir-faire la construction, la réparation de voitures, la ferronnerie et la menuiserie. Son caractère impulsif et impatient lui faisait préférer les métiers dans lesquels il obtenait des résultats en peu de temps. « Tu seras bientôt meilleur que moi », lui a dit un jour le propriétaire de l'atelier de mécanique où il travaillait.

Malgré ces réussites, Haithem manquait toujours de travail et d'argent tandis que l'économie de Gaza continuait de s'effondrer, atteignant son plus bas niveau depuis la guerre de 2014. Le rêve du jeune homme d'assurer un bon revenu à sa famille semblait plus inaccessible que jamais. Il perdait patience : « Je n'ai jamais manqué une occasion d'apprendre quelque chose de nouveau. Puis j'ai réalisé que, peu importe le niveau de compétence que j'atteignais, il n'y avait pas d'emploi. Je préfère mourir plutôt que de vivre avec ce sentiment. »

Ce fameux 31 mars, une fois sa cigarette terminée, Haithem s'est mêlé à la foule qui commençait à se rapprocher de la barrière construite le long de la frontière. À un moment, il en était si près qu'il lui a semblé qu'en courant assez vite, il pourrait s'échapper de Gaza et laisser derrière lui la pauvreté, les frustrations et l'isolement de cette bande de terre où rien de bon n'arrive jamais.

 

Haithem s'est réveillé sur un lit d'hôpital avec une balle dans la jambe. En plus de douleurs insupportables, il a dû faire face à la peine et à la stupeur de ses parents. Comment imaginer en effet que leur fils, qui se trouvait à la maison avec eux quelques heures plus tôt, était maintenant grièvement blessé et devait être amputé de toute urgence ? « Les médecins nous ont dit que retarder l'amputation, c'était jouer avec sa vie », raconte la mère d'Haithem en se remémorant la décision la plus difficile qu'elle ait jamais dû prendre. Elle ajoute en fondant en larmes :

Quand il a perdu sa jambe, j'ai perdu mon corps entier. J'ai perdu mon âme.

Haithem est resté hospitalisé une semaine, souffrant atrocement. Comme les violences à la frontière ne cessaient de s'intensifier, le fragile système de santé de Gaza a rapidement été dépassé par le nombre de patients et les hôpitaux se sont trouvés à court de médicaments, y compris d'antidouleurs.

Une fois rentré chez lui, Haithem a découvert que ses séquelles allaient bien au-delà de la douleur physique. Il est devenu colérique et s'est progressivement éloigné de ses amis. « J'avais l'impression qu'ils me reprochaient ce qui était arrivé. Il y avait toujours cette question en suspens : "Pourquoi tu es allé là-bas ?" Si vous ne l'avez pas vécu vous-même, vous ne pouvez pas comprendre. »

Gaza compte quelque 1 600 amputés sur 2 millions d'habitants. La moitié de sa population active est au chômage, et la concurrence sur le marché du travail est acharnée. Les personnes handicapées sont désavantagées car les routes et les bâtiments ne sont pas accessibles aux fauteuils roulants, et les rares emplois vacants nécessitent généralement une certaine force physique.

Une fois sorti de l'hôpital, Haithem a recommencé à vendre des cigarettes le long de la route, un de ses premiers gagne-pain alors qu'il était adolescent. À chaque fois qu'un véhicule s'arrêtait à son niveau, le client potentiel sortait de la voiture avant qu'il soit parvenu à se lever et à tendre le paquet par la fenêtre. Il se sentait en échec. Ne supportant pas l'idée que les gens aient pitié de lui, il a vite abandonné cette activité. Malgré ses efforts pour trouver de nouvelles perspectives, l'avenir semblait plus incertain que jamais. « Avant, j'étais tout le temps dans l'action, explique Haithem. J'arrivais à trouver du travail en allant dans plein d'endroits différents et en me déplaçant rapidement. Mais je n'ai plus cette capacité aujourd'hui. »

Selon le ministère de la Santé de Gaza, 136 personnes ont été amputées depuis l'aggravation des violences dans les zones frontalières, il y a plus d'un an.

 

En avril dernier, Haithem a rejoint une équipe de football pour personnes amputées. Quand on le voit courir et frapper la balle pour l'envoyer d'un coup puissant à travers le terrain, on se dit que rien au monde ne pourra l'arrêter : ni l'impasse géopolitique qui accable Gaza et sa population un peu plus chaque jour, ni la crise économique qui empire, ni l'isolement de cette étroite bande de terre où seuls les plus chanceux ont la possibilité de voyager.

Haithem a déposé une demande de bourse auprès de la Croix-Rouge pour mener à bien un projet de café-jeux vidéo dans son quartier. Il y a mûrement réfléchi et est certain de réussir : « J'ai envoyé ma candidature il y a une semaine et je n'ai pas encore reçu de réponse. S'ils refusent de soutenir mon projet, je trouverai autre chose. Mais j'en ai assez, rien ne bouge jamais. »